13. DÉRÉLICTION

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    Gabrielle Saerth quitta Beauvoir aux alentours de 18h30. La jeune fille avait pris l'habitude depuis le début du lycée de revoir ses cours le jour-même, profitant que les informations dispensées durant la journée soient encore fraîches pour les enregistrer le plus efficacement possible. Elle dit au revoir au reste du groupe, condamnant Eliott une nouvelle fois à un simple regard. Elle enfila ses écouteurs, le cœur serré, sans se retourner.

Eliott Fernandez.

Qu'est-ce qui pouvait bien se trouver chez lui qui la plongeât dans cet état ? Gabrielle ne s'expliquait pas tout à fait ce qu'elle ressentait. Elle l'aimait plus qu'elle ne l'aurait voulu. Elle le savait. Gabrielle se connaissait trop pour ignorer la nature des sentiments qu'elle éprouvait pour lui. Ce soir-là, sur la terrasse, unique fois où elle s'était retrouvée  seule avec lui, alors qu'elle ne s'attendait pas à ce qu'il accepte son invitation. Elle s'étonnait encore d'avoir trouvé l'audace de prononcer ces mots qu'elle avait eu. L'alcool et la drogue n'y étaient pour rien. C'était indéniable. Et Gabrielle se détestait de repousser cette situation à ce point. Elle se détestait de refouler ce qu'elle ressentait de cette façon. Elle se détestait d'être elle, d'avoir fui, de ne pas avoir franchi la barrière de ses lèvres cette nuit-là, alors que tout son être l'avait attiré vers lui, magnétique.

Alors que la jeune fille s'engouffrait dans les couloirs obscurs du métro, indifférente aux regards des passants qui pouvaient croiser sa route, elle repensait à sa silhouette sur la terrasse, à sa peau halée, aux mèches de ses cheveux courant sur sa figure. Gabrielle se haït en cet instant, le rouge aux joues, de perdre le contrôle de cette façon qui lui avait tant couté par le passé, alors que l'adolescente avait découvert les beautés et les malheurs de l'amour pour la première fois. Elle n'avait cessé de ressasser les expériences désastreuses qu'elle avait vécu. Victor le premier, qui l'avait fait fumer, sa première fois, le grand éclat qui l'avait anéanti. Ces dernières relations s'étaient révélées toutes plus insatisfaisantes les unes que les autres. Et Gabrielle, en son for intérieur, alors qu'elle rongeait les ongles de sa main mécaniquement, s'infligeait à nouveau la peine de croire qu'elle était responsable, qu'elle était la source de ses propres problèmes, et qu'elle n'avait fait qu'oeuvrer à son propre malheur. Elle savait le pouvoir qu'elle possédait. Elle avait toujours porté le nom de Saerth comme une malédiction, tantôt comme une honte, tantôt comme un fardeau, mais jamais elle ne s'était présentée avec fierté.
Gabrielle descendit de son métro, le regard hagard, les mains moites, pareille à une feuille morte se laissant porter par le flot de ses pensées. Chaque jour jouait la même sinistre mélodie. Radieuse le jour, elle déclinait à mesure que ses pas se rapprochait de sa maison. Sa grande maison, bien trop grande pour trois personnes, où d'autres auraient été bien plus heureux qu'elle ne l'avait jamais été là-bas. Alors qu'elle longeait la grande rue qui la séparait de la propriété de ses parents, dans la lumière lourde du soir, Gabrielle songea que la raison de son mal-être actuel résidait essentiellement dans le mal qu'elle lui avait fait. Elle savait qu'elle lui avait ravi quelque chose ce soir-là, et que, comme d'habitude, elle ne mesurait certainement pas encore tout le tort qu'elle avait pu faire à Eliott en le séduisant de cette façon. Cette fois-ci était différente, ce garçon était différent, et c'était ce qui la faisait précisément le plus souffrir. Songer que le destin, pour peu qu'il existât, ait placé des anges tels que lui sur sa route, et qu'elle gâchât cette chance, qu'elle détruise tout.

Coupable.

Gabrielle crispa la anse de son sac, le regard rivé vers le sol verdoyant de la rue. Cela faisait longtemps qu'elle ne s'était pas autant détestée. Elle arriva chez elle, le cœur lourd, et s'écroula sur son lit trop grand pour elle, les yeux tournés vers son plafond  semblable au reste de sa vie : une cage dorée. Soudain, elle sentit son téléphone s'agiter nerveusement au coin de sa poche. C'était un appel de Camille. La jeune fille décrocha, résolue :

- Allô ?

- Ouais Gab, j'te dérange pas ça va ? Demanda Camille aussi enjouée qu'à son habitude.

Un fin sourire se dessina sur son visage. Camille avait toujours eu le don de lui redonner le sourire. Elle lui disait parfois, peut-être pas assez. Sa gorge se noua, trahissant l'état de déréliction dans lequel elle était plongée.

- Je crois que j'ai un gros problème Camille, annonça-t-elle, ne sachant pas vraiment pas quoi commencer.

- Laisse-moi deviner, c'est par rapport à Eliott ? Claironna son amie.

- Oui...

Il n'en fallu pas beaucoup à Camille pour comprendre de quoi il retournait. Les deux amies avaient toujours été comme les deux doigts de la main. C'était Camille, la seule à qui Gabrielle ne pourrait jamais avouer ce qu'elle ressentirait au plus profond d'elle-même.

- C'est-à-dire ?

- Bah...

La voix de Gabrielle se mit à trembler. Camille commença à s'inquiéter. Silence pesant dans la grande chambre froide.

- J'y ai pensé depuis samedi moi aussi, et c'est vrai que je voulais t'en parler mais je savais pas si t'étais prête à en parler ce week-end. Mais... Il s'est passé quelque chose entre vous deux vendredi soir à ta soirée je me trompe ?

- Non. T'as raison il s'est passé quelque chose, avoua Gabrielle dont les larmes commençaient à déborder.

- Gab... s'affligea Camille. T'es tombée amoureuse et alors, c'est un mec bien Eliott ça se voit et tu le sais en plus, c'est pas la question, ajouta-t-elle tendrement, sur le ton le plus bienveillant qu'elle put trouver. Il y a autre chose non...?

Gabrielle ne répondit pas tout de suite. Son regard se tourna vers sa fenêtre. Des larmes dévalaient ses joues de cire, trempant les draps de son lit goute à goute dans la pénombre. Parler avec Camille lui faisait du bien.

- Oui..., finit-elle par répondre d'une petite voix en reniflant, presque enfantine. Putain tu peux pas savoir comme je t'aime dans ces moments-là Cam', ajouta-t-elle retrouvant peu à peu de sa contenance.

- Prends ton temps, fume une clope, détends-toi...

Gabrielle trouva la force de se redresser sur son lit, cherchant son paquet de cigarettes dans son sac avant d'entrebâiller la fenêtre de la terrasse de sa chambre pour se rendre sur son balcon qui offrait une vue imprenable sur le déclin du soleil, encore à la hauteur des sapins de son jardin. Elle s'adossa à la rambarde, avant d'allumer sa cigarette, encore fébrile.

- Tu vois, je sais que c'est irrationnel mais j'ai peur. Il ne ressemble à aucun des mecs dont je suis tombée amoureuse, je sais pas quoi penser.

Elle exhala une traînée de fumée anthracite, puis poursuivit :

- J'ai peur de souffrir Camille.

- Quoi de plus normal après tout ce que tu as vécu. Tu as toujours du mal à accorder ta confiance. Si tu veux mon avis, il doit être dans le même état que toi.

- Tu crois ? Demanda Gabrielle.

Camille lui disait ce qu'elle savait déjà. Son amie ne lui apprenait rien ; elle lui disait tout simplement ce qu'elle avait besoin d'entendre.

- Évidemment... Bon maintenant raconte-moi tout depuis le début.

Gabrielle finit sa cigarette, expliquant à sa meilleure amie tout ce qui s'était passé depuis qu'Eliott s'était présenté devant eux la semaine passée. Leur conversation se poursuivit jusqu'au dîner. Ce soir-là, au creux de son lit, Gabrielle ressassa tout ce qui s'était passé. Elle repensa au nouveau groupe qui était en train de prendre vie, à l'arrivée d'Eliott, à ce qu'ils avaient provoqué, lui et elle. Au fond, ils avaient beaucoup joué. C'est ce que Camille avait conclu au terme de son monologue. Gabrielle repensa alors aux photos qu'Eliott lui avait promises.

Ses gestes dépassèrent sa pensée.

Le soleil avait disparu, laissant place au gouffre des introspections nocturnes. Alors elle se saisit de son téléphone, et lui envoya un message, bien décidée à combattre ses peurs :

« Alors ces photos ? »

L'INCORRUPTIBLEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant