10. ELLIPSE NOCTURNE

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Son voisin de classe se tenait là, accroupi à même le sol, appuyé contre la baignoire, le visage faiblement éclairé par la lumière de la lune. Eliott sut immédiatement que quelqu'un chose n'allait pas. Il passa ses mains sur son visage, juste pour s'assurer que l'alcool ne lui jouait pas de mauvais tour. Il remplit son verre d'eau au robinet, décontenancé par cette rencontre improbable.

- Est-ce que ça va, je peux faire quelque chose ? Demanda-t-il.

    Noé ne répondait pas, le regard absent, dévoré par le vide. Eliott enfonça ses mains dans ses poches, le corps ankylosé, puis laissa glisser son dos contre la porte de la salle de bain. Noé tourna sa tête vers lui, avant de balayer ses larmes d'un revers de manche. Ses yeux noirs étaient comme gorgés de sang. Il avait l'air abattu. Quelque chose de très grave avait dû arriver songea Eliott.

- Tu peux rien faire pour moi. Retourne profiter de ta soirée, lâcha-t-il.

    Sa voix était cassée, comme s'il n'y avait plus aucune force dans ses paroles. Eliott alluma une cigarette. Il ressentit de la compassion pour lui. Il se revoyait à sa place, deux ou trois ans plus tôt. « Je sais même pas comment je me suis retrouvé là », dit-il tout bas en sanglotant. Noé était défoncé, ça crevait les yeux. Mais Eliott ne pouvait pas se résoudre à le laisser là, d'autant plus qu'il se trouvait dans le même état que lui...

- Tu serais pas dans ma classe toi ? Lui demanda Noé en fronçant les sourcils.

- Si, on est à côté en philo, répondit Eliott. Je t'ai vu le premier jour.

    Noé se redressa, puis soupira, l'air complètement perdu. Il se leva et but un, puis deux verres d'eau, avant de retourner s'asseoir près de la baignoire, en tailleur. Il semblait quelque peu rasséréné, comme s'il avait coupé court à la spirale dans laquelle il s'était enlisée.

- Comment est-ce que tu t'es retrouvé là ? Se risqua-t-il finalement à lui demander.

- C'est Sophia qui m'a proposé de passer... Même si elle sait que ça a jamais été le grand amour entre Gabrielle et moi, ajouta-t-il en regardant Eliott un peu plus attentivement.

- Je peux te confier un truc, ou tu vas tout répéter ? demanda alors Noé sur la défensive.

    Eliott n'avait pas l'air de quelqu'un d'intéressé. Noé avait pris l'habitude de se fier à son intuition, et il avait l'impression de pouvoir lui faire confiance. Il évoqua une dispute qu'il avait eu avec son père dans l'après-midi, et lui expliqua qu'il ne se voyait pas passer la nuit chez lui. Alors même s'il ne s'entendait pas avec Gabrielle, il était quand même venu. A son arrivée il s'était bourré la gueule, jusqu'à trop plein, jusqu'à en vomir. Sophia s'était mise à danser, puis il s'était retrouvé là, comme un con, à demi conscient, incapable de se relever.

    Eliott s'aperçut que cicatrices ciselaient les poignets de Noé, comme des taillades de couteaux. Elles étaient fines, mais suffisamment longues pour qu'il puisse les distinguer dans l'obscurité. Il ne l'embarrassa pas de questions personnelles. Après tout il ne le connaissait pas, et le fait d'être vu dans un tel état d'effondrement et de vulnérabilité devait déjà être assez embarrassant comme ça pour lui... Ils continuèrent à discuter de tout et de rien, comme ça, pendant une heure ou deux. Eliott se confia également sur ses problèmes personnels, et notamment à propos de la dépression qu'il avait essuyé durant ses deux premières années de lycée à Madrid. En surface, ils ne partagèrent rien de personnel ou de vraiment intime, mais cette conversation les avait rapproché. Eliott comprenait Noé et Noé se sentait compris. Avec la drogue, l'alcool, et la fatigue, ils ne pesaient pas leurs mots. Ils se parlaient sincèrement, sans fards ni craintes, comme les paroles leur venaient. Alors que le jour n'allait pas tarder à se lever, leurs paupières commencèrent à se fermer toutes seules. Eliott trouva alors la force de se relever, avant d'ouvrir la porte machinalement.

    « On sort ? ».

Ils quittèrent la salle de bain, la démarche vacillante. Il n'y avait plus de musique. Après avoir enjambé sans grand succès les quelques corps qui obstruaient le plancher du couloir, Eliott et Noé finirent par trouver le salon où ils se laissèrent tomber, épuisés.

    Le soleil d'été nimbait le rez-de-chaussée d'une douce lumière. Les invités émergèrent peu à peu, chatouillés par ses premiers rayons. Quand Eliott se réveilla, il était allongé sur un canapé du salon. Quelques uns, sans trop comprendre, la tête en vrac, s'acheminèrent vers la sortie, peinant à réunir leurs affaires. Eliott se redressa, l'esprit brumeux. Il avait besoin d'un doliprane. Sa conversation de cette nuit avec Noé dans la salle de bain lui revint soudainement en mémoire. Celui-ci reposait sur un fauteuil, à quelques mètres, recroquevillé sur lui-même. Il lui fit penser à un orphelin. Son téléphone affichait 9:54. Ils avaient à peine fermé les yeux. Des voix émanaient de l'entrée de la terrasse. Eliott se traîna péniblement hors du salon, croyant reconnaître leurs propriétaires. Solal, Camille, Sophia et Gabrielle étaient attablés autour de la table-basse en verre, celle-là même où il avait discuté hier soir avec elle. Ces derniers s'exclamèrent à son arrivée. Ils semblaient s'être fait rouler dessus par un camion. Ils portaient les mêmes vêtements que la veille et affichaient tous une petite mine.

- Holà ! Dit Eliott d'une petite voix, légèrement aveuglé par le soleil déjà haut dans le ciel.

- On comptait aller prendre un brunch dans le quartier t'es chaud ? Proposa Solal en souriant, les jambes croisées sur la table, la clope au bec.

    Eliott hocha la tête en signe d'approbation, étirant ses membres engourdis. Noé fit  irruption sur la terrasse, une cigarette entre les lèvres. Le groupe sembla surpris de le trouver là. Le visage de Gabrielle ne laissait transparaître aucune réaction. Eliott trouva assez amusant qu'ils ne s'apprécient pas, elle et lui. Ils avaient sans doute bien plus de points ne commun qu'ils ne voudraient l'admettre. Peut-être que cette ressemblance était elle-même la cause inconsciente de leur soit disante opposition, pensa-t-il.

- Salut, dit Noé, la voix aussi cassée que la veille.

- T'étais passé où hier mec ? Demanda Sophia, intriguée.

- Dans la salle de bain, le devança Eliott, captant sa gêne. Il avait vraiment pas l'air bien alors j'suis resté un peu avec lui, on a discuté, répondit-il honnêtement pour épargner à Noé des explications.

- C'est ça, assura celui-ci en souriant. T'inquiète j'avais juste trop bu.

    Ça n'était pas tout à fait vrai, pensa Eliott. Mais Noé lui avait demandé de ne pas parler de ses problèmes. Il savait qu'il avait vu Noé dans un état qu'il n'aurait pas dû voir, même si il se doutait que Sophia devait être au courant.

- Enfin bref, t'aurais quelque chose pour les maux de tête chez toi Gabrielle ? Demanda Eliott en fronçant les sourcils, passant une main sur son front.

- Appelle moi Gab, Eliott, dit-elle en décochant une tafe de sa cigarette. Oui t'inquiète pas je vais en chercher pour tout le monde.

- Merci, Gab, répondit-il.

    Elle se garda bien de lui dire, par fierté, mais en cet instant précis, alors qu'ils recommençaient leur petit jeu de la veille, Gabrielle trouva son expression absolument adorable.

    Quelques instants plus tard, le petit groupe rassembla ses affaires avant de laisser la maison de Gabrielle dans un beau bordel. Des cendriers saturés et des bouteilles trônaient un peu partout. Des canettes vides jonchaient le parquet. Le sol était maculé de bière par endroit et quelques plats de pâtes gisaient çà et là... Solal, Gabrielle, Sophia, Eliott, Camille et Noé... Ils étaient les derniers.

Ceux qui étaient restés.

    Ils empruntèrent le petit sentier qui menait jusqu'à l'entrée de la propriété. La brasserie où ils allaient n'était pas très loin. Malgré la voix de Solal, qui racontait à Eliott ce qui lui était arrivé pendant la nuit, le petit groupe improbable avançait dans un silence étrange, presque tranquille. Ce qui est arrivé cette nuit-là, ils ne savent pas encore en parler, ils n'ont pas encore de mot à mettre dessus... Chacun partait, en son for intérieur, avec la sensation grisante d'avoir vécu, de s'être senti vivant, s'était emparé d'un moment de cette nuit, à sa manière. Elle leur appartiendrait désormais. Et alors qu'ils marchaient dans la rue côte à côte, ingénus, il sembla à Eliott, étrangement, que la Terre tournait un peu moins vite ce matin-là.

L'INCORRUPTIBLEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant