Solveig Ylgr : Empreintes d'Hiver

Le garde forestier

Solveig aimait la forêt. Elle aimait sa tranquillité silencieuse, son abondance colorée, ses senteurs flagrances florales. Plus encore, elle se repaissait de cette sensation d'imperceptibilité qui l'envahissait, comme si elle n'était rien d'autre qu'une présence infime errant dans ce tout plein de majestuosité. Elle ne se sentait jamais plus humaine qu'en cet endroit. Juste une vie comme les autres ne tenant qu'à un fil, d'une moindre importance.

Le glacé de l'herbe humide mordait sa voute plantaire, engourdissant ses membres. Pourtant cela n'était pas désagréable, plutôt vivifiant. Un peu comme si la morsure de la vie se rappelait à elle. Une fine buée s'échapper de ses lèvres, au rythme de son souffle paisible. Elle se sentait en paix, dégustait chaque instant, chacun de ses pas. Le chemin s'apparentait à une charmille qui s'ouvrait devant elle, sinueux, il s'étendait jusqu'à la place de l'Eglise, petite route verdoyante pour les amateurs de marche. Une voie d'échappatoire à la vie urbaine, où l'on pouvait se délester de toutes nos angoisses.

Pourtant Solveig avait un pressentiment. Il y avait quelque chose de différent dans cette liberté boisée habituelle. Le silence était peut-être top épais pour ne pas être suspect, les ombres trop denses pour ne pas éveiller des instincts primitifs. C'était comme si la futaie elle-même se retenait de respirer, comme un instant de suspense qui enveloppait toute vie alentours. Ce n'était pas désagréable, juste suspicieux. Et ses sens de policière ne pouvaient s'empêcher d'être aux aguets. Son regard scrutait les environs, regardant nulle part et partout à la fois, à l'affût du moindre détail inhabituel. Comme cette empreinte.

Solveig fronça les sourcils. Instinctivement, elle se rapprocha. Il n'y avait rien d'insolite à découvrir des traces de passage animalier, pourtant il lui paraissait inconcevable de ne pas s'approcher. Là, au pied d'un résineux fringant, écartelant la surface de terre boueuse, le souvenir d'un coussinet ponctué de griffes évidentes, se révélait à ses yeux. Une empreinte de loup. La jeune femme caressa du bout des doigts la marque, son esprit tournant à plein régime. Jamais loup ne s'était autant rapproché de Merath. Et si cela était surprenant qu'aucune fois auparavant cela ne se soit produit, il était encore plus impromptu à cet instant qu'un tel incident advienne. Il faudrait qu'elle en réfère au garde forestier Viggo. Sans plus attendre, Solveig sortit son cellulaire pour prendre une photo comme preuve. Elle hâta ensuite le pas. Elle allait devoir faire un détour, et il ne fallait pas qu'elle perde trop de temps. L'heure continuait de tourner.

Viggo vivait en plein milieu des bois. Comme ses prédécesseurs, il s'était installé dans le cabanon de surveillance, qui avait été construit en hauteur autour du tronc d'un arbre robuste et ancien. À la lisière des terres voisines inhabitées, l'endroit était stratégique, puisque grâce à la rivière s'écoulant en périphérie, une délimitation évidente empêchait tout empiètement indésirable que les riverains n'auraient pas homologué. Rien ne pouvait échapper à Viggo. Du moins, théoriquement.

Solveig tenait en grande estime Viggo. Il lui avait tout appris sur la faune et la flore. Sans vraiment l'expliquer, ils partageaient une affection réciproque qui, avait tissé entre eux des liens quasi filiaux, immuables. Viggo était un ermite dans l'âme. L'homme il le fuyait, la civilisation il l'abhorrait. Son univers était fait de nature et d'animaux. Et de son fils, bien évidemment. À ses yeux, cela était amplement suffisant. C'était un homme qui semblait rouscailler à chaque fois qu'il s'exprimait ; à l'image des êtres peuplant sa forêt, il semblait avoir développé une part sauvage, presque animale. Avant tout, c'était un homme extrêmement cultivé, d'une sagesse sans pareil, d'une gentillesse égoïste qu'il ne dévoilait qu'à ceux qui avait réussi à franchir les barrières de son cœur. Où la perfection incarnée chez un homme, d'après Solveig.

Pour Viggo son travail était toute sa vie. C'est pourquoi la jeune femme ne put cacher sa surprise quand ce fut son fils qui se révéla à elle.