Brûlure

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Ensio l'attendait sur le pas de la porte, ses cheveux en bataille retombant sur ses yeux. Il avait les bras croisé, l'air grave. Solveig le savait en colère, déçu. Elle se savait en tord aussi, pourtant à aucun moment elle n'avait douté de lui, du soutient qu'il lui apporterait. Elle avait à peine fait un pas que déjà Ensio ouvrait grand ses bras pour l'accueillir. Il n'en fallu pas plus à Solveig pour qu'elle fonde en larmes, son visage enfouie dans la chaleur réconfortante de son ami.

C'était une douleur déchirante qui l'étreignait. Elle avait l'impression que son cœur s'était brisé en morceaux, et que les débris qu'il en restait s'enfonçaient encore et encore dans sa chair, ses entrailles, son corps. Elle avait mal. Si mal qu'elle n'arrivait plus à respirer. Sa peine la brûlait, la dévorait. Elle semblait avoir avalé son être, et elle ne savait comment s'en débrasser. Et ses larmes, si chaudes, ne la soulageait en rien. Et ses sanglots, si brutaux, ne pouvait rien contre cette fatalité. Et elle se sentait inutile, coupable. Elle n'en avait pas le droit pourtant, elle devait être forte. Pour Viggo, à qui elle devait rendre justice. Mais avant tout, pour Soren à qui elle devait la vérité.

Soren.

Solveig repoussa avec assurance Ensio, qui lui jeta en coup d'œil surpris. Avisant la détermination peinte sur ses traits, il se recula d'un pas pour la laisser passer. Marchant dans son sillon, il la suivit jusqu'au salon où Elke et le jeune homme discutaient avec entrain. L'ambiance chaleureuse s'évapora dès que Solveig pénétra la pièce. Elke devint pâle, inquiète, consciente que quelque chose d'atroce avait dû subvenir. Soren quant à lui ne laissa rien paraître, comme s'il attendait ce moment depuis le début, qu'il s'y était préparé, et qu'il désirait y faire enfin face.

- Elke, laisse-nous s'il-te-plaît. J'ai besoin d'être seule avec Soren.

Il y avait de la souffrance dans la voix de sa sœur, et une tendresse si poignante qu'elle en était effrayante. Soren serra les poings, les larmes aux yeux, tandis qu'Elke s'éloignait après avoir déposé un doux baiser sur sa joue. Soren la regarda attraper avec force la main robuste d'Ensio, pour disparaître avec lui. Son regard resta ensuite agrippé au vide, dans un flou d'ombres et de lumières qu'il ne tenta pas de dompter.

- C'est mon père, n'est-ce-pas ?

Son regard était vide de tout. D'émotions, de sentiments, de vie. Il n'y avait rien, comme si Soren s'était éteint. À jamais. Solveig vint s'asseoir à ses côtés, posa sa main sur celle du jeune homme, avant de la serrer avec douceur.

- Oui.

- Il est mort.

Ce n'était pas une question. Juste une simple constatation. Soren était d'une grande intelligence. Si la disparition de son père lui avait parue suspecte, la suite des évènements n'avaient faits que confirmer ses craintes. Surtout que son père n'était toujours pas rentré, et que Solveig l'avait emmener chez elle. Pas besoin d'être un devin.

- Je suis désolée...

Et le silence devint cri, qui sembla se fracasser contre les vites du cœur de Solveig. Les larmes aux yeux, elle attira Soren contre sa poitrine, alors qu'elle-même se mordait les lèvres pour ne pas hurler avec lui. À la dérive, Soren s'agrippait à elle, comme à une ancre l'empêchant de chavirer encore plus. Ses doigts enserrait le tee-shirt de la jeune femme, le froissant, le tordant, tandis que de ses larmes il faisait du tissu une seconde peau humide à Solveig, où de la morve se mêlait. Des geignements aigus, rappelant ceux d'animaux blessés, s'échappaient de ses plaintes entrecoupées de respirations saccadés. Tout son corps tremblait. Il était brûlant et pourtant frissonnait de froid, comme si plus aucune chaleur ne pouvait l'atteindre.

Alors Solveig le serra un peu plus contre elle, un peu comme si elle désirait l'absorber, lui, ou plutôt sa peine. Son menton tressautait au rythme des sanglots du jeune homme, faisant claquer ses dents les unes contre les autres inlassablement. Sa propre douleur semblait être annihilée, ou peut-être avait-elle tellement mal qu'elle était anesthésiée. Que toute la souffrance avait pénétré son corps, son sang, son âme, ne lui faisant plus ressentir rien d'autre que cela, à un point tel qu'elle n'en avait plus conscience. Ou peut-être que face au déchirement de Soren, elle ne se permettait plus de se laisser aller à ses émotions, par devoir. Parce qu'elle devait être forte. Pour lui. Pour Viggo.

- Tu pourras toujours compter sur moi, Soren. Je serais là, à chaque instant. Tu n'es pas seul, on est une famille, ne l'oublie pas.

Les muscles de Soren se crispèrent un peu plus. Durs, tremblants, ils l'étaient. Comme empreint d'une violence contenue, qui pourtant frappa Solveig. Ce front posé contre ses clavicules semblait vouloir la pourfendre, la briser.

- C'est mon père que je veux !

Tellement de rage. Tellement de haine. Contre elle. Mais en vérité, dirigé contre le monde, contre les Dieux, contre l'injustice de la vie. Contre cette immensité impalpable semblant régir leurs vies, et contre laquelle il ne pouvait rien, pas comme avec Solveig. Elle il pouvait la sentir, la toucher, la blesser. Il pouvait la détester, lui en vouloir, parce qu'elle existait. Parce qu'elle aussi était faite de chair et d'os. Et quand il releva la tête, se fut une tempête d'éclats ambré tourbillonnant dans la lave d'un acajou étincelant, qui transperça Solveig.

- J'aurais préféré que ce soit toi...

" À sa place".

Soren n'avait pas eu besoin de terminer sa phrase, le sens qu'il lui avait offert était largement suffisant. Ses mots qu'il n'avait pourtant pas prononcés semblaient flotter entre eux, épais et crépitants.

- Je sais. Moi j'aurais préféré que personne ne souffre d'un tel sort. Jamais.

Alors la honte vint peindre les traits du visage de Soren. Aucune amertume dans les orbes abyssales de Solveig, juste une immense douceur faite de promesses. Ces crimes ne resteraient pas impunis. Soren poussa alors un profond soupir, comme si un poids venait de lui être enlevé.

- Je ne pensais pas ce que je t'ai dit. Merci d'être là.

Il s'était à nouveau blotti, à l'abri de sa chaleur. Yeux clos, las, dépourvu de toute force, il ne bougeait plus. Se contentait de réapprendre à respirer, sans plus étouffer. D'apprivoiser cette enclume écrasant désormais son cœur, à jamais, pour le meilleur et pour le pire. Plus rien ne serait jamais comme avant. Il ne serait plus jamais le même. Celui qu'il était encore quelques secondes plus tôt n'était plus. Dorénavant, il était orphelin. Dorénavant, les mains calleuses de son père ne lui ébourifferaient plus jamais les cheveux, sa voix grave presque cassée ne lui apprendrait plus rien de nouveau, sa présence silencieuse et pourtant écrasante ne lui donnerait plus cette impression de protection. Dorénavant, il ne prononcerait plus jamais le mot "papa", puisque dorénavant, il n'avait plus de père.

Solveig ne s'en était pas rendu compte immédiatement, mais elle s'était mise à fredonner. Doucement d'abord, puis avec un peu plus de virulence. Comme Lezlie avant elle. Comme elle l'avait fait le soir où ses parents étaient décédés. C'était une mélopée en ancien merathien, douce et grondante, sifflante et aigue, mais aussi grave et sourde. Une mélopée à l'odeur de l'hiver, froide et poignante, parce qu'elle parlait de la vie, de sa douleur. Une mélopée qui avant tout chantait l'espoir, tel un vent grondant qui s'élevait au-delà de ses plaines verdoyantes dont elle contait la beauté.

Il n'y avait pas vraiment de règles quant au comportement à adopter quand l'horreur venait frapper à votre porte, chamboulant tout sur son passage. Il n'y avait pas de comportements typiques, chacun réagissait à sa façon.

- Je vais m'occuper de l'auge, déclara soudainement Soren, des larmes encore plein la voix.

Et Solveig ne répondit rien. Qu'il ait besoin de s'isoler était compréhensible, de s'occuper, de se vider la tête encore plus. Que l'appel de la forêt et de celui des animaux se fasse ressentir était prévisible. Soren, à l'image de Viggo, ne pourrait jamais trouver la paix ailleurs qu'à l'abri des ombres végétales et du cris du vent dans les branchages.

Le danger rodaît, Soren en était plus que conscient. Et s'il pensait se confronter au refus de Solveig, sa surprise fut salvatrice, il n'avait juste pas besoin de savoir qu'elle ne le laisserait pas sans surveillance.













Solveig Ylgr : Empreintes d'Hiver Où les histoires vivent. Découvrez maintenant