À crocs

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Des boyaux et de l'horreur. Du sang et du silence. Un instant en suspense écrasant de réalité, de désespoir. Parce que Solveig ne pouvait rien faire d'autre que regarder, contempler ce carnage contre lequel elle ne pouvait rien. Elle se sentait démunie, et cela lui était intolérable, insupportable.

Elle ne s'en était pas encore rendue compte. Mais elle pleurait. De chaudes larmes salées, qui dévalaient la pende de ses joues congelées. C'est la douceur d'un doigt recueillant les perles de sa tristesse qui la sortit de sa torpeur. Dans un sursaut, Solveig repoussa Tellak, pour mieux essuyer son visage. Elle refusait que sa faiblesse soit ainsi mise à nue, elle détestait exposer sa vulnérabilité. Cela la rendait faible. Alors qu'en vérité, il n'en était rien. Elle n'en paraissait que plus justement humaine. Mais cela, elle s'en contre-fichait. Viggo n'était plus Viggo. C'était un corps qui s'offrait à ses yeux, un cadavre. Elle ne pouvait faire dans le personnel, encore moins dans le sentimental. Ses pensées pour Sören s'étiolèrent, heureusement il ne l'avait pas suivi. Elle s'occuperait de lui plus tard. Le consolerait plus tard. Si cela était seulement suffisant.

Solveig grinça des dents. Tellak et ses hommes n'avaient pas esquissés un geste, leurs yeux rivés sur elle. Comme s'ils respectaient sa tristesse, comme s'ils désiraient lui laisser le temps de reprendre ses esprits. Dans les yeux de Tellak aucune pitié, aucune compassion, juste une grande douceur, qui retourna l'estomac de Solveig. L'envie de vomir fut fulgurante, pourtant elle décida de l'ignorer. Elle fusilla le jeune homme du regard, elle préférait sa colère et son froid jugement, plutôt que son soutient. Pourtant, elle avait conscience que sa réaction n'avait aucune logique. Sa haine, il était beaucoup plus simple de la projeter sur Tellak. Elle en avait conscience, mais cela ne la mènerait nulle part. Retrouver l'animal. L'exterminer. Elle se sentait tout aussi criminelle que l'animal à cet instant précis, pourtant elle n'en avait cure. Et elle savait que jamais Tellak ne l'empêcherait d'agir à l'encontre des lois qu'elle représentait, et pour ça, elle lui en était reconnaissante.

Une inspiration. Brûlante, douloureuse. Une expiration. Bruyante, impétueuse.

Les yeux de Solveig devinrent ténèbres vertigineuses, ce qui n'échappa pas à Tellak, qui ne fit pas le moindre commentaire. Désormais, Solveig avait tout de la machine, plus rien de la femme. Elle semblait être faite d'acier. Tranchante, elle l'était assurément. Et il aurait donné tout ce qu'il avait en cet instant précis pour s'écorcher les lèvres sur les siennes, pour lui faire mal à la rendre vivante. Ou plus précisément, il serait allé jusqu'à se blesser entre ses doigts pour lui rendre sa douleur à elle, son humanité qu'elle rejetait. Parce qu'elle avait tord. Elle n'était jamais plus efficace que quand son cœur parlait lors de ses missions. Mais ce n'était pas à lui de le lui apprendre, elle s'en rendrait compte rapidement. Parce que cette fois, elle était plus qu'impliquée dans cette affaire, alors qu'elle n'avait aucune idée du bourbier dans lequel elle venait de mettre les pieds. Et Tellak ne savait pas encore si c'était une bonne chose ou pas, après tout, ils s'étaient tous donnés beaucoup de mal pour la couper de ce monde auquel elle appartenait.

Mèches noires sur draps blancs. Souffles mélangés, soupirs partagés. Passion brûlante, à jamais ignorée. Tellak secoua la tête, l'heure n'était pas aux souvenirs. Surtout de ceux, qu'il avait enterré à jamais. Son attention se reporta sur Solveig, qui s'était rapprochée sur cadavre.

Viggo était défiguré. Malgré tout, Solveig l'avait reconnu au premier coup d'œil, et le pied bot du vieil homme n'avait fait que confirmer ses certitudes. La chair de sont corps avait été comme arrachée, à pleine dents, à crocs violents plutôt. Les morsures étaient violentes, profondes et étendues. Elles semblaient fleurir sur le corps sans vie de Viggo, présentes sur toutes les parties découvertes à leur vue. De la bave semblait imprégner les plaies, les rendant plus luisantes, légèrement écumeuses à certains endroits, laissant ainsi apparaître une légère mousse rosâtre aux extrémités de la blessure. Sa jambe dépourvue de tout handicap lui avait été arrachée, l'os même avait été brisé, net. Comme si toute cette horreur avait été réalisée avec une facilité déconcertante. D'un geste, Solveig demanda à Tellak de retrouver le membre manquant, aussitôt un de ses hommes se mit en action. Solveig ne put s'empêcher de se dire qu'une telle réactivité associée à cette sévère obéissance était indubitablement pratique, mais très vite son esprit oublia son constat, à nouveau imprégné du meurtre.

Tout semblait indiquer l'œuvre d'un loup. L'empreinte qu'elle avait découverte, paraissait même appuyer ses dires. Mais son instinct le lui soufflait, il y avait autre chose, une subtilité qui lui échappait. Lui tordait les tripes. Elle en était persuadée, ce n'était que le commencement.

L'unique œil de Viggo ayant échappé à toute cette violence était écarquillé. Pas de peur, mais de surprise. Elle en aurait mis sa main à couper. Le vieil homme n'avait pas cherché à se défendre. La consternation était sûrement ce qui avait eu raison de son sort en premier lieu. Et cela, Solveig ne le comprenait pas. Viggo était un garde-forestier. Il avait pleinement conscience du danger que représentait un animal sauvage, son étonnement était incompréhensible. Il n'y avait même aucune trace de lutte, comme s'il avait accepté ce qui lui était arrivé. Comme s'il y avait eu une raison valable à sa reddition.

Solveig grinça des dents. Il n'avait pas même tenté de se défendre. Cette simple idée lui était intolérable. Un sentiment d'injustice s'empara d'elle. Ce fut alors à son tour d'être prise au dépourvue. Parce qu'elle venait de s'en rendre compte, elle en voulait à Viggo. Il aurait pu crier, tenter de s'enfuir, de donner une valeur à sa vie. Il n'en avait rien fait, et aurait préféré ne pas s'en être aperçue. Son flingue n'avait même pas été dégainé. Il était toujours à sa ceinture. Inutile.

Un détail retint alors l'attention de Solveig. De petites tâches rouges constellaient le blanc de l'œil de Viggo. Une hémorragie pétéchiale ?

La jeune femme enfila le gant qu'elle portait toujours sur elle. Doucement, elle abaissa le col du tee-shirt de Viggo. Sur sa gorge des traces rouges. Des marques d'étranglement. Elle se redressa sourcils froncés. Cela n'avait aucun sens. Encore une fois, l'homme se mêlait au loup. Solveig échangea un long regard avec Tellak. Le sien était impénétrable. Cependant, elle avait cette désagréable impression qu'il tentait de lui faire passer un message, ou en tout cas de déterminer si elle avait saisi ce que lui semblait déjà avoir compris. Mais, elle secoua la tête, comme si elle rejetait cette idée. Que savait donc Tellak qu'elle pourrait bien ignorer ? Après tout c'était son métier, pas le sien. Elle ne comprenait pas même sa présence en ces lieux.

- Explique-moi encore une fois ce que vous faites là.

- On nous a demander de venir. Sören était inquiet.

- À juste titre, apparemment.

L'ironie dans la voix de Solveig était mordante, palpable. Mais Tellak ne la releva pas, il connaissait bien trop les sentiments qui animaient Solveig à cet instant précis. Sûrement savait-il mieux qu'elle ce qu'elle ressentait, mais jamais il ne le lui aurait avoué. Leur relation n'était pas de cet ordre là. Ils étaient faits pour se détester. Pour se dresser l'un contre l'autre. C'était la solution la plus simple. La plus évidente.

- Ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi Sören vous a appelé vous, ceux de l'autre Rive ? Alors que jusqu'à présents les frontières entre nos deux villages ont toujours été des mieux entretenues.

- Jusqu'à une certaine limite.

- J'imagine que cette limite, je l'ai sous les yeux.

Tellak ne répondit pas. La vérité ne tarderait pas à être exposée. Il en était impatient, tout comme il redoutait ce jour. Bientôt. C'était ce que semblait lui souffler les yeux de Solveig, et tout ce qui les entourait.

Solveig se détourna de lui. Et Tellak reprit sa respiration. Ses poumons le brûlaient, il n'y avait pas prêté attention. Et il n'en était pas surpris. Il l'avait toujours su. Elle était redoutable. Bien plus qu'elle n'osait l'imaginer. Une alarme retentie. Les faisant tous sursauter. Le temps semblait se déchirer autour d'eux. Solveig pesta, regarda l'heure, jura à nouveau.

- Je dois aller chercher Elke à l'école. Je le lui ai promis. J'appellerais une patrouille sur la route, ils récupèreront le corps pour l'autopsie. N'envisage même pas de le réquisitionner Tellak !

Un demi-sourire, pas de réponse. Solveig haussa les épaules. Lui comme elle, savaient qu'elle n'aurait aucun scrupule à venir frapper à sa porte pour récupérer le cadavre si cela était nécessaire. Et peut-être ne lui obéirait-il pas exprès, pour que cet instant se produise.







Solveig Ylgr : Empreintes d'Hiver Où les histoires vivent. Découvrez maintenant