Le poisson fait à peu près la taille de mon avant bras. Enflé et lourd, il résiste à peine tandis que je le tire hors de l'eau, ses écailles reflétant la lumière des lampes à gaz des docks.
Aussi placide qu'il ai l'air, je ne prends pas le risque de l'attraper à mains nues. Les épines incurvées et colorées sur son dos et ses nageoires sont un avertissement clair pour qui sait où regarder. Un pied ferme sur la queue de l'animal, je sors ma machette des plis de mon jupon et lui tranche la tête d'un coup rendu précis par l'habitude.
La créature réagit enfin, elle se tord quelques secondes, éclabousse le bois humide du ponton de sang et d'eau de mer, puis s'immobilise pour de bon. Je coupe ses nageoires et sa queue, mais n'ose toujours pas la saisir à mains nues: le souvenir de la mort du jeune Frédéric encore trop frais dans ma mémoire pour faire la même erreur que lui.
Au lieu de ça, j'enroule plusieurs fois autour de ma main un torchon amené à cet effet, m'assurant que plusieurs couches de tissus se trouvent entre le venin de la créature et ma peau. Une fois suffisamment protégée, j'attrape le corps du poisson de ma main couverte, mon petit couteau de l'autre, et éventre l'animal.
La lumière crue des lampes se reflète sur les perles et pépites d'or logées à l'intérieur de ses entrailles rosâtres.
« Loué sois-tu Dagon. » Je murmure dans sa langue.
L'air devient alors plus humide et la Mer inspire soudainement, agréablement surprise d'entendre ses mots dans une bouche humaine.
Malheureusement, je ne peux pas me permettre de lui rendre l'intérêt qu'elle me porte.
Je reste aussi silencieuse que possible et attends que la Mer s'apaise, tournant ailleurs ses innombrables yeux et oreilles.
De mon corselet, je retire une petite bourse dans laquelle je verse le contenu du poisson. Les perles blanches et noires et les petits cailloux dorés scintillent d'autant plus qu'ils sont couverts de mucus et d'eau de mer. Mais ce n'est rien qu'un coup de torchon ne puisse arranger.
Je jette le reste de l'animal dans l'eau, certaine que les énormes crabes du port apprécieront l'attention. Alors que je me lève, après avoir soigneusement caché ligne, hameçon, couteaux et butin un peu partout dans mes vêtements ; je réalise que je ne me suis pas encore débarrassé de la tête du poisson. Elle regarde dans le vide, ses huit yeux ronds aussi immobiles que des billes de verre.
Je la jette à l'eau d'un coup de pied.
« Un de moins pour la conserverie. » Je songe satisfaite.
Demain, Mère-des-champs et Mère-des-eaux pourront toutes deux manger à leur faim....
Mère-des-eaux me sermonne quand je lui montre la bourse.
Vertement.
«-Mais Vive, t'as perdu la tête ma parole ! T'aurais pu te faire tuer !
-C'est toi qui m'a dit que les présents de Dagon étaient destinés à tous...
-Ne prononce pas Le Nom aussi légèrement ! M'interrompt-elle. Habituellement elle me corrige sans grande conviction, mais ce soir elle est tellement en colère que sa réprimande en devient très sérieuse: Oui Lo-Créateurice-du-Sang-et-Des-Multitudes est généreuxse. Mais cela ne fera également aucune différence pour ol si tu te fais arrêter ou tuer par les hommes de Lebrun. Les crabes mangeront ton cadavre avec la même joie que celui celui du premier chien venu ! Notre Créateurice pourvois à tous mais ne protège personne. »
Après avoir vécu dix-sept ans dans les quartiers pauvres de Villemer, j'ai vu suffisamment de gens mourir ou disparaître pour en être consciente. Et peu de la main do Divin.e Noyeureuse.
«Aurata... » Intervient Mère-des-champs, sa voix est mélodieuse et sereine, comme j'imagine celle des oiseaux vivant dans les forêts dont elle me parle souvent:
« -Ne sois pas si dure avec elle. Elle voulait seulement nous aider.
-Mais Pecora ! Mère-des-eaux répond frustrée: Quelqu'un aurait pu lui faire du mal ! Et tout ça pour quoi ? On ne peut pas utiliser tout ça ! S'écrit-elle en secouant la bourse pleine: Ça semblera suspect qu'on ai autant à dépenser !
-Je sais ! » Je m'exclame à mon tour. Comment ma propre mère peut-elle me croire si bête ? « Je ne voulais pas qu'on utilise tout d'un coup ! Je pensais qu'on pourrait cacher la bourse et piocher dedans pour acheter quelques patates de plus la prochaine fois que l'on aurait pas assez à manger ! Ou que tu pourrais rester à la maison la prochaine fois que ta jambe te ferait souffrir, sans avoir à t'inquiéter du loyer ! »
Les lèvres charnues de Mère-des-eaux se sont transformées en une fine ligne, et ses narines sont larges de colère à peine contenue. Mais soudain, le bronze profond de sa peau pâlit, et elle se plie en deux, ses mains se jetant par réflexe sur sa cheville.
Immédiatement, Mère-des-champs va chercher un seau d'eau salée, tandis que j'aide Mère-des-eaux à s'assoir: La tension entre nous dissipée par sa douleur.
Elle remonte ses jupons jusqu'aux genoux. Le bleu vif et la texture rugueuse de l'étoile de mer fermement ancrée autour de sa cheville forment un contraste saisissant avec sa douce peau sombre.
Aussitôt que l'animal touche l'eau, les épaules de ma mère se détendent de soulagement.
D'aussi loin que je me souvienne, elle a toujours eu cette étoile de mer autour de la cheville. Ce n'est d'ailleurs pas la seule. Bien des gens dans Villemer, particulièrement dans notre quartier, sont dans une situation similaire. La tempe du vieux Eugene est couvertes de balanes ; Irene, qui travaille avec nous à la conserverie, a des algues qui lui poussent dans les cheveux ; et presque tous les pêcheurs ont des anémones ou des crustacés vivant sur une partie de leurs corps.
La plupart du temps, ces créatures sont plus agaçantes que douloureuses. Mais tous les êtres vivant ont leurs mauvais jours, étoiles de mer suceuses de sang comprises...
Une sourde angoisse me noue les tripes tandis que je regarde les mains pleines de cloques de Mère-des-champs masser les épaules de mon autre mère. Que se passerait-il si un jour je revenais d'une promenade sur la plage les bras constellés de berniques ? Ça ne me dérangerais pas outre mesure, mais l'idée de ne pas pouvoir travailler me terrifie.
Que deviendrions-nous avec un salaire de moins ?
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A la montée des eaux
ParanormalUne ville portuaire où pêcher est interdit et où l'Eglise locale noie des gens deux fois par an n'est peut-être pas l'endroit idéal pour vivre. Mais c'est là que subsistent tant bien que mal Vive, ses deux mères et ses ami.e.s. Jusqu'à ce que les fo...