Nous sommes samedi. Demain la conserverie sera fermée pour s'assurer que tout le monde aille bien à la messe le matin et au marché l'après-midi. Ce qui signifie que ce soir, les rues sont pleines de gens au sang encore plus chaud que d'habitude. Le bistrot devant lequel nous passons se remplit rapidement, et de petits groupes d'hommes arpentent les rues, regardant toutes les femmes qu'ils croisent de haut en bas comme des pièces de viande.
Comme tous les samedis, Vénus attend que je l'escorte devant la porte de notre maison. Ce soir encore la robe qu'elle porte est splendide: faite du plus beau tissu qu'elle ai trouvé et soigneusement décorée de motifs fleuris. Elle ne cache rien de ses épaules, montre la majeur partie de son corsage et serre tellement sa taille que je me demande si elle peut respirer sans problème. Elle ne semble pas à sa place devant notre vieille maison défraîchie.
Je jette un regard à Mère-des-eaux.
« Va. Me dit-elle: Ce n'est pas de sa faute si tu es une telle tête brûlée. Mais ne pense pas que tu as échappé à ta punition pour ton comportement d'hier. »
Je soupire, mais embrasse quand même mes deux mères avant de rejoindre Vénus. Elle a l'air enchantée de me voir:
« Vive ! Comment vas-tu ? » Me demande-t-elle guillerette alors que nous nous mettons en marche.
Parfois, j'ai du mal à me rappeler qu'il s'agit de la même jeune femme triste et fatiguée avec laquelle je travaillais autrefois à la conserverie.
« -Ça va, ça va. Mais ma voix doit me trahir car elle fronce les sourcils:
-Il s'est passé quelque chose ? Tu sais que tu peux toujours...
-Luscus s'en va bientôt. » Lui dis-je pour changer de sujet. Je sais ce qu'elle me proposerait si je lui disais que je pêche sur les docks la nuit. Mais je ne veux pas de sa charité. Ni de celle de qui que ce soit d'ailleurs.
« -Vraiment ?!
-Oui, il va monter à bord de l'Avalevent.
-Je suis ravie pour lui mais quand ?
-Si tout va bien ? La semaine prochaine. »
-Mais... C'est dans une poignée de jours ! Il faut qu'on fête ça comme il se doit ! Elle réfléchit un instant puis déclare: Vous pourriez venir tous les deux chez moi samedi prochain ! Je ferai un rôti de boeuf. Ce sera formidable ! »
Mon ventre gargouille à la mention d'un rôti. Je ne me rappelle même pas de la dernière fois où j'en ai mangé un. Ou quoi que ce soit qui ne soit pas du poisson avec des patates et du pain, pour être honnête. Que Vénus puisse s'offrir un tel repas semble irréel. Tout comme le fait qu'elle possède maintenant une maison à son nom.
« C'est décidé. » Dit-elle sans attendre ma réponse: « On va faire une fête chez moi avant le départ de Luscus ! Je vais faire un gâteau et acheter du vin et... » Vénus semble bien trop enthousiaste à l'idée de cuisiner et faire des emplettes, et cela me surprend. Jusqu'à ce que je réalise qu'elle doit être bien seule dans sa nouvelle maison, loin de Luscus et moi, sans ami.e.s ni famille....
Sur le chemin de la plage, nous passons devant l'église. C'est la plus belle bâtisse du coin, ses murs d'albâtre surplombant toutes nos maisons. Mais malgré sa façade sculptée, elle est loin d'être aussi impressionnante que la cathédrale des beaux quartiers. Non pas que je l'ai un jour vu de près, mais ses flèches d'or sont une indication suffisante de sa magnificence.
Malgré tout, notre petite église attire mon regard, même après toutes ces années. Les visages extatiques et méticuleusement sculptés des noyés ne cessent de me fasciner.
Je prie en silence pour tante Actinia, noyée l'an dernier. Elle ne semblait pas aussi euphorique que les sculptures l'avaient prédit, mais elle n'était définitivement pas la plus affectée par le choix de notre Créateurice de l'appeler à ses côtés.
On ne pouvait pas en dire autant du fils du marchand d'étoffes et de sa famille. C'était embarrassant la manière dont ils avaient tous pleuré bruyamment lors du départ de leur benjamin. Le marchand tâchant les vêtements de satin de sa femme avec sa morve, tandis que des larmes coulaient sur la peau parfaitement lisse et blanche de sa fille aînée -dénuée de la plus petite tâche d'algue. Après avoir tant bénéficié de la bénédiction de Dagon, il aurait du être évident qu'ils devraient donner quelque chose en retour...
Mais apparemment les classes supérieures n'ont toujours pas compris qu'elles ne peuvent pas acheter notre Créateurice avec son propre argent, ni échapper à ses demandes tout en continuant à bénéficier de ses cadeaux. Et ce, aussi loin qu'elles s'enfoncent dans les terres pour fuir son regard.
Vénus jette elle aussi un coup d'œil à l'église. Je pense d'abord qu'elle songe à sa grand-mère, noyée il y a longtemps de cela, jusqu'à ce qu'elle me dise:
« -Quand je pense que je croyais que c'était le plus grand bâtiment de la ville... Tu pourrais mettre deux églises comme celle là dans la cathédrale de l'Evêque, peut-être même trois. Je hausse les sourcils de surprise:
-C'est si grand que ça ?
-Oui, et un tiers seulement est utilisé pour la messe.
-Mais, que fait l'Évêque avec toute cette place ?! Je m'exclame stupéfaite. Vénus éclate de rire:
-J'en sais rien moi ! Je suis pas riche depuis assez longtemps pour comprendre ce que pensent ces gens ! »
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A la montée des eaux
ParanormalUne ville portuaire où pêcher est interdit et où l'Eglise locale noie des gens deux fois par an n'est peut-être pas l'endroit idéal pour vivre. Mais c'est là que subsistent tant bien que mal Vive, ses deux mères et ses ami.e.s. Jusqu'à ce que les fo...