Chapitre 2

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Le ciel est morose quand nous partons travailler le lendemain matin. Celleux qui n'ont pas été réveillées par les cloches de l'église l'ont définitivement été par l'alarme grinçante de l'usine. Un autre genre d'église.
La plupart d'entre nous travaillons avec ou à la conserverie. Les hommes vivent en mer, mettant pied à terre juste assez longtemps pour pouvoir boire, dormir et baiser. Quant aux femmes, elles travaillent à la conserverie toute la journée, tout ça pour rentrer le soir et cuisiner pour leurs familles.
Alors quand on est une famille de trois femmes, noires qui plus est, il ne reste que la conserverie. Et on ne nous y paye pas très bien.
Mère-des-champs a bien tenté de travailler à l'auberge locale -comme lorsqu'elle habitait encore dans les terres- mais elle a vite arrêté. Apparemment les clients pensaient qu'elle était là pour un autre type de travail. Comme beaucoup de gens ont tendance à l'imaginer quand ils me voient moi ou mes mères.

Quand nous arrivons à la conserverie, nous sommes accompagnées par plusieurs dizaines de femmes à différents stades de fatigue. Certaines sont revitalisées par l'air frais matinal, d'autre auraient visiblement préféré rester au lit. Je fais partie de ces dernières mais malheureusement ce n'est pas le cas de Mère-des-champs: Elle insiste pour me parler, ainsi qu'aux autres travailleuses. Je n'écoute pas un mot de ce qu'elle dit.
L'usine nous surplombe. C'est une énorme structure en tôle avec « Conserves de poisson Lebrun, le goût de l'océan ! » calligraphié sur sa devanture. Les lettres rondes et enjouées s'effaçant sous les assauts de la pluie et de l'embrun.
J'aime l'odeur de la mer, ce n'est pas toujours une bonne odeur mais elle est réconfortante. Elle me rappelle ma mère, la plage, notre Créateurice.
Mais la conserverie ne sent pas la mer. Elle sent la mort. Elle sent comme des centaines de carcasses et de boyaux en décomposition.
Devant l'usine, une poignée d'hommes habillés de bien meilleurs vêtements que nous ne pourrions jamais nous en offrir nous accueillent. Les contremaîtres. Ils ressemblent à des coqs surveillant leurs poules. J'en frissonne de dégoût.
On pointe puis se dirige vers nos postes. Une journée de plus à décapiter puis évider des poissons dont les épines ont été arrachées par Mère-des-eaux et qui vont être cuits par Mère-des-champs. Tout cela sous le regard vigilant des contremaîtres s'assurant que l'on est rapide et ne vole rien. On les appelle des contremaîtres, mais ils ne sont en réalité en rien différents de gardiens de prison.
Je serre les dents et tente de ne pas penser aux petites montagnes d'or, de perles et de corail que mes collègues et moi extrayons de poissons par centaines... Et qui sont directement transportées vers les quartiers riches dans des caisses scellées.
Ce soir, pour nos dix heures de travail acharné, mes mères et moi seront payées une pépite d'or chacune. En attrapant et éventrant un poisson hier, j'ai gagné plus d'argent que mes deux mères réunies n'en gagnent en une semaine.
Pas étonnant que pêcher à son compte soit devenu illégal. Toute l'économie de Villemer s'écroulerait si les gens pouvaient pêcher librement.
Lo Créateurice-du-Sang-et-des-Multitudes est définitivement généreuxse. On ne peut pas en dire autant de notre société.

Une autre ouvrière s'installe à côté de moi. Il me faut quelque instant pour réaliser qui c'est:
« Luscus ?! » Je m'exclame. J'ai parlé un peu fort et d'autres collègues me lancent un regard, mais je ne peux pas m'en empêcher.
Luscus, pour sa part, me gratifie du plus beau sourire que j'ai jamais vu sur son visage doré et couvert de tâches de rousseur.
« Salut Vive. » Me dit-il. Sa voix est bien plus grave qu'elle ne l'était quelques jours auparavant
Je n'arrive pas à croire que les contremaîtres le laisse encore travailler avec les femmes vu son changement d'apparence. Il est plus grand et large que je ne l'ai jamais vu et je me demande comment il a réussi à rentrer dans sa robe avec sa masse de muscles nouvellement acquise.
Je manque de louer Dagon par réflexe, j'ai les mots sur le bout de ma langue... Mais les aboiements d'un contremaîtres m'incitant à ne pas lambiner m'en empêchent.
Nous en discuterons à la pause déjeuner.

« Que tu es beau Luscus ! » Je complimente mon ami tandis que nos mangeons notre maigre repas de pain et de conserve de poisson loin des autres travailleuses. La joie qui irradie de mon ami d'enfance est presque assez pour me faire oublier à quel point il est absurde que l'on mange du poisson en boîte alors que du frais nage quelques mètres plus loin.
« N'est-ce pas ? Et encore, t'as pas vu la meilleure partie ! » Me dit-il en serrant le dos de sa robe pour qu'elle moule son torse... Son torse parfaitement plat.
Je souris bêtement, sa joie est contagieuse. Quand j'avais mentionné qu'il était courant que les cultistes changent d'apparence, je n'avais pas imaginé un seul instant que ce serait à ce point.
Mais j'aurais du m'en douter, il n'y a rien qui réjouisse plus notre Créateurice que de remodeler les vivants.
« -Je suis bien contente de ne pas t'avoir empoisonné des semaines durant pour rien. Je murmure à Luscus avec un regard entendu.
-Oh t'exagère c'était pas si terrible...
-Parce que tu t'en souviens pas ! » Je m'écrie à voix basse.
Ce n'est pas lui qui a du faire boire des bols de poison de vive dilué dans de l'eau de mer à son meilleur ami, et ensuite s'assurer que l'ami en question revienne de ses transes.
« Je m'en rappelle d'une bonne partie sinon je pourrais pas pratiquer. » M'assure-t-il. Son regard se tourne alors vers la mer, vers le domaine de notre Créateurice, vers les visions qu'il a eu il y a presque un an maintenant.
Parfois, j'ai envie de lui demander ce qu'il a vu exactement. Je n'ai jamais pu rencontrer notre Créateurice et mes mères non plus. Je ne pense pas qui que ce soit dans Villemer ai eu cette chance, à part peut-être l'Évêque. Notre prêtre ne l'a jamais vu, ça j'en suis convaincue... Donc il m'est difficile de ne pas demander à Luscus quelle est l'apparence de Dagon. Mais quand l'envie me prend, je me rappelle de son visage lors de sa toute première transe: De son expression d'émerveillement total... Et de terreur absolue.
Alors je lui demande plutôt:
« -Oú en sont les négociations avec les marins ? Ça le tire de ses pensées.
-Ça avance bien mieux que je l'aurais cru. Le capitaine de l'Avalevent me veut à bord ! Il a récupéré le bateau de son oncle, alors il connaît pas les rituels ni comment s'assurer que lo Divin.e Noyeureuse ne le coule pas. Il voulait engager un moine, mais je coûte moins cher. Si tout se passe bien, je devrais partir la semaine prochaine. J'ai juste à rester en vie d'ici là ! Plaisante-t-il, bien que l'on sache tous deux que dans Villemer cela pourrait s'avérer être un défi.
-Que vas-tu faire quand tu reviendras ? Un court silence:
-Je ne pense pas que je vais rentrer, Vive. »
On ne quitte pas Villemer aussi facilement. Le monde hors de la portée de notre Créateurice est cruel. Il y a une raison pour laquelle Mère-des-champs est venue vivre avec Mère-des-eaux et non l'inverse. La campagne est peut-être pleine de divinités millénaires et de bêtes sages... Ça n'en reste pas moins le territoire des Hommes. Depuis des siècles. Et ils sont maintenant plus doués pour le contrôler qu'ils ne l'ont jamais été. La lumière crue et impitoyable de leur raison et morale qu'ils font briller sur le monde ne permet pas aux vies telles que les nôtres d'y prospérer. Je m'apprête à le rappeler à Luscus, quand il me montre sa main gauche.
Ses doigts sont devenus incroyablement longs et la peau entre ces derniers est beaucoup plus large et épaisse que celle d'un être humain normal. Je n'avais pas réalisé que sa transformation serait aussi drastique:
« -Oh.
-Je ne sais pas comment ça va évoluer. Me dit-il: Peut-être vais-je me transformer en homme-poisson, peut-être que je vais juste finir avec des branchies et les pieds palmés. Dans tous les cas, je vais probablement devoir rester à bord de l'Avalevent ou rejoindre notre Créateurice en communion dans son domaine originel... »
Je hoche la tête. Évidemment.
Il y a des changements physiques qui peuvent être attribués à des prières exaucées à l'église, mais certains signes de pratique illégale ne trompent pas.
« -Comment tu te sens ? Je lui demande. Il hausse les épaules:
-Ça va. Ma famille veut toujours pas m'adresser la parole donc j'ai pas grand chose à perdre ici, à part Vénus et toi. C'est une bonne occasion de faire peau neuve. Et puis si je finis dans l'Abysse je pourrais toujours vous rendre visite de temps en temps... Son sourire s'élargit: Je pourrais même épouser une jolie donzelle. » Me dit-il, ponctuant sa phrase d'un jeu de sourcil. Je manque de m'étouffer de rire face à sa grimace.
Néanmoins Luscus n'a pas tord, ce serait plus simple pour lui de se poser après avoir été transformé en homme-poisson. Mais ça me fait de la peine que mon ami soit obligé de fuir Villemer pour atteindre son objectif.
Rien de tout cela ne serait un problème sans l'Eglise, Lebrun, et tous ces gens qui tirent profit de nous restreindre l'accès aux dons de notre Créateurice.
Dans un monde idéal, ni Luscus ni moi n'aurions à cacher notre connaissance de la Langue des Eaux. Nous pourrions vénérer lo Créateurice-du-Sang-et-des-Multitudes comme bon nous semble et collecter autant de ses cadeaux que nous le voulons...
Mais pour nous autre, il est bien plus risqué de faire face à nos pairs humains que de confronter un dieu.

A la montée des eauxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant