Mère-des-eaux et moi détestons peut-être la messe, mais Mère-des-champs semble au contraire l'apprécier. Pas pour les bêtises que vocifère le prêtre évidemment, elle ne vénère pas Dagon elle même, mais n'est pas totalement ignorante non plus. Non, c'est parce que l'aspect obligatoire du rassemblement lui permet de s'adonner à son activité favorite: Regarder les gens.
D'habitude c'est un simple divertissement, mais aujourd'hui elle observe la foule avec attention. Je vois bien qu'elle analyse le comportement de chacun, à la recherche d'allié.e.s potentiel.l.e.s, de la bonne personne à qui annoncer la nouvelle de l'approche de la tempête pour limiter l'inévitable mouvement de panique.
Bientôt, ses sourcils se froncent tandis qu'elle fixe un petit groupe d'hommes du côté droit de l'église.
J'essaye de regarder dans la même direction, mais je ne suis pas aussi douée qu'elle pour lire les gens. Majoritairement par manque d'intérêt.
Cette fois cependant, je ne tarde pas à partager l'expression de suspicion silencieuse de ma mère. Les tenues des inconnus jurent par rapport à celles des autres ouailles. Leurs longs manteaux noirs et leurs larges chapeaux leur donnent des airs sinistres, et il est difficile de ne pas s'arrêter sur la quantité de bijoux qu'ils portent... Pourtant, personne ne semble leur prêter d'intérêt. Le prêtre ne les annonce pas comme il le ferait s'il s'agissait d'invités de marque, et à part quelques regards interrogateurs ils n'attirent pas l'attention.
C'est d'autant plus perturbant que je suis quasiment certaine de ne jamais les avoir vu avant. Évidemment, je ne pourrais pas me souvenir des visages de tous les gens qui viennent à la messe, mais au moins ressens-je à leur vue un vague sentiment de familiarité. Ce n'est pas le cas quand je vois ce groupe d'hommes blancs.
Ils ne ressemblent pas non plus à des marins -ce qui expliquerait que je ne les reconnaisse pas. Ils n'en n'ont ni les vêtements, ni les visages usés par les éléments. Ils ont, cependant, le même regard terne que les vieux loups de mer qui naviguent le domaine de notre Créateurice depuis des décennies. Un regard qui dit qu'ils en ont beaucoup vu....
Dans les jours qui suivent, je remarque que le nombre d'inconnus en ville a considérablement augmenté. Les étranges ouailles de la dernière fois n'étant apparemment qu'une petite portion d'entre eux.
Presque tous les nouveaux venus sont des hommes, larges et musclés, certains portant de lourds sacs et caisses aux contenus mystérieux. Mère-des-champs les observe avec suspicion:
« -Ils ne viennent pas du littoral. Dit-elle au terme de son étude: Et à en juger par leurs vêtements, la plupart sont des fermiers.
-La plupart ?
-Oui. Les habits de certains sont de bien trop bonne qualité. »
Ce n'est pas inhabituel que des gens des terres viennent s'installer en ville. Après tout, les gens vont là où il y a du travail et de l'argent, or Villemer ne manque d'aucun des deux. Mais premièrement c'est rarement en si grand nombre. Deuxièmement, la majeur partie s'en vont quand ils réalisent que plus ils restent, plus ils sont susceptibles d'être sélectionnés pour une cérémonie de noyade, ou de se réveiller un matin avec une créature marine vivant sur leur corps.
Les nouveaux venus ne sont pas la seule chose étrange en ville. Au fur et à mesure que le temps passe, le nombre de policiers dans les rues augmente. Au point qu'il devient impossible de simplement les ignorer. Ils sont armés plus lourdement également. Eux qui ne portaient que des bâtons, ont maintenant attachés à leurs ceintures des sabres, des pistolets et même des fusils pour certains. Même si j'avais encore voulu aller pêcher, je n'aurais pas pris le risque.
Pour ne rien arranger à mon angoisse, je n'ai pas vu Vénus depuis des jours. Ce à quoi je ne suis plus habituée. Je devrais être heureuse d'avoir été relevée de mes fonctions de garde du corps bi-hebdomadaire, vu que cela me permet de dormir plus longtemps... Mais au lieu de ça, je ressens si fortement l'absence de mon amie que j'arrive à peine à me détendre.
Le fait que Luscus ai aussi disparu n'aide pas. Quelque chose me dit que les contremaîtres ne l'ont pas laissé rentrer dans la conserverie depuis la dernière fois, vu comme il est devenu viril. Il doit sûrement tenter de gagner sa vie sur les docks. Je ne peux pas m'empêcher de m'inquiéter de le savoir si près de la mer.
Mon cœur se sert dans ma poitrine.
Je ne pensais pas un jour avoir peur de la Mer, de notre Créateurice. C'est injuste ! Nous avons fait de notre mieux Luscus, Vénus et moi. Nous avons vécu toute notre vie dans le respect de la Mer. Et pourtant, si nous sommes au mauvais endroit au mauvais moment, cela n'aura aucune importance...
« -Se questionner est une bonne chose. M'assure Mère-des-eaux quand je lui fais part de mes sentiments, dont je me demande s'ils sont hérétiques: La foi aveugle est tentante, mais dangereuse. La colère aussi est importante, surtout face à une injustice. Sans elle, rien ne changerait jamais. Mais fais attention envers qui tu diriges cette colère. Est-ce de la faute de la marée si elle détruit un château de sable en montant ? La Mer n'est pas malveillante, ou bienveillante d'ailleurs: Elle est. Il en va de même pour Lo Divin.e Noyeureuse.
-...Mais quelqu'un a construit le château de sable si près de l'eau et nous a ensuite touste coincé.e.s dedans. Je réponds.
-Oui. Et c'est après cette personne que tu en as. »
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A la montée des eaux
FantastiqueUne ville portuaire où pêcher est interdit et où l'Eglise locale noie des gens deux fois par an n'est peut-être pas l'endroit idéal pour vivre. Mais c'est là que subsistent tant bien que mal Vive, ses deux mères et ses ami.e.s. Jusqu'à ce que les fo...