Nous parlons encore un peu, jusqu'à ce que les hommes-poissons en aient assez de tenir la chandelle et se joignent à la discussion. J'ai appris à les connaître au cours de ces quatre derniers mois et, apparemment, Necora s'entend également bien avec eux. La conversation se déroule sans accrocs. L'humour noir et les yeux brillants de la liche me faisant plus frissonner que l'air frais de l'automne.
Au bout d'un moment, Vénus et son amant réapparaissent l'air de rien. Je suis un peu surprise de les revoir si tôt, mais un coup d'œil à la position de la lune m'informe qu'en réalité je n'ai juste pas vu le temps passer.
Vénus se présente à la liche tranquillement, malgré ses joues rosées, ses cheveux en bataille et les plis sur sa robe. Necora lui explique qu'elle aimerait explorer la ville et mon amie adhère avec un peu trop d'enthousiasme avant de se tourner vers moi et de me sourire d'un air entendu.
Une vague de gêne m'envahit. Aussi... Intéressante... Que je trouve Necora, c'est un peu tôt pour que Vénus se comporte comme si elle repayait enfin la dette qu'elle me doit de m'avoir fait l'accompagner à ses rendez-vous galants.
Mais je décide de ne pas le mentionner pour le moment, pour épargner nos chamailleries à notre nouvelle connaissance....
Nous saluons les hommes-poissons et les regardons disparaître dans les eaux noires de l'Abysse avant de nous diriger vers la ville, Vénus, Necora et moi.
Les rues sont quasiment vides et silencieuses en dehors de la faune locale. La plupart des habitants de Villemer sont endormis à cette heure-ci, même les brutes de Lebrun et les policiers. Mais nous ne traînons pas pour autant. L'alcool a tendance à rendre les rares personnes encore dehors plus audacieuses, particulièrement quand leurs yeux se posent sur l'épaisse bourse que Vénus a reçu de son mari.
C'est la raison pour laquelle je suis bien plus vigilante lorsque nous revenons de la plage que lorsque nous nous y rendons.
Necora marche à nos côtés, mais plus d'une fois elle s'approche d'une allée étroite ou observe un bâtiment spécifique et nous devons l'attendre. Ça fait grimper ma tension mais je tente d'être compréhensive. C'est là la raison de sa venue après tout.Après ce qui semble avoir été une éternité, nous atteignons enfin le porche de Vénus.
Mon soulagement est de courte durée quand je réalise que cela signifie que Necora va nous quitter:
« -C'était un plaisir de discuter avec vous mesdemoiselles. Dit-elle: Si nous nous étions rencontrées dans des circonstances différentes, je suis sûre que nous aurions été très bonnes amies.
-C'était un plaisir de te rencontrer aussi Necora, et j'espère te revoir à la plage. » Vénus répond joyeusement.
La connaissant, elle doit être ravie à l'idée que ses rendez-vous deviennent des sorties de couples. Pour une fois je partage en partie son enthousiasme.
Mais le sourire de Necora se fige. Il ressemble presque plus à la pose crispée d'un animal montrant ses dents qu'à une marque de politesse lorsqu'elle dit:
« Et moi j'espère que nous ne nous reverrons pas. » Vénus et moi fronçons toutes deux les sourcils. La liche continue, son sourire toujours plus proche de la grimace: « Je vous dis cela parce que vous êtes charmantes et qu'en tant que mériée et cultiste terrestre je vous considère comme faisant partie des nôtres... Notre Créateurice est en colère. »
Un frisson me court dans le dos, et je m'aperçois qu'une bruine froide a commencé à tomber sur la ville.
« Pourquoi ? Qu'avons-nous fait ? » Alors même que je pose la question je réalise combien la réponse est évidente. Comment notre Créateurice pourrait ne pas être en colère après nous ? La manière dont toute cette ville fonctionne est un sacrilège. Necora me répond malgré tout:
« Ça n'a rien avoir avec toi, Vive, ou toi Vénus, ou même vous qui habitez le littoral. C'est à cause de l'Evêque et de ce qu'il n'a pas fait. Il devrait être le seul à payer pour son hubris mais Dagon ne peut pas l'atteindre directement... Ce qui veut dire que l'on va devoir employer la manière forte. »
Voilà une autre chose dont on ne manque jamais de nous parler à la messe. La raison pour laquelle personne n'ose remettre en question les ordres de Dagon lorsqu'ol les appelle à ses côtés. Les hommes-poissons, les liches, les cultistes noyés, les crabes, et toutes les créatures dont nous ne savons rien si ce n'est qu'elles sont nées dans le ventre géant de l'Abysse: Elles sont toutes enfants de Dagon. Sa chaire et son sang. Ses descendants directs existant seulement pour lui obéir.
« -Ol veut envoyer son armée ? Je demande horrifiée.
-Oui. » Répond Necora, confirmant ma plus grande crainte.
Les descendants de la Mer ne meurent pas tant qu'ils ne sont pas tués. Il doit y avoir des générations entières de noyés et d'enfants des eaux dans les profondeurs de l'Abysse... Et c'est sans compter les pouvoirs de nécromancie des liches. S'ils nous attaquent, nous sommes perdus. Il n'y aura plus personne pour assister à la chute de l'Evêque.
Qu'a-t-il bien pu faire -ou ne pas faire- pour s'attirer ainsi la haine de notre Créateurice ?
« -Je ne peux pas vous dire quand l'assaut aura lieu. Poursuit Necora: Mais bientôt. Vénus est pâle comme un linge. A la regarder on croirait que nous sommes à quelques heures de la fin du monde. Ce qui est malheureusement bien trop proche de la réalité:
-Y'a-t-il quoi que ce soit que l'on puisse faire ? Demande-t-elle des larmes dans la voix.
-...Oui. Quand la vague arrivera, quoi qu'il se passe, restez chez vous. Comme je vous l'ai dis, Lo Divin.e Noyeureuse n'en a pas après vous, mais après l'Evêque. Fermez vos portes et fenêtres à clef, et si vous êtes loin de chez vous, rentrez dans n'importe quel bâtiment. Nous n'avons aucun ordre, ni aucune raison, de faire du mal aux gens qui ne sont pas sur notre chemin. »
Une vague de soulagement me submerge. Cela semble faisable.
Mais rapidement je me souviens que Necora ne peut pas nous dire quand ils attaqueront. Est-ce que ce sera quand nous irons ou reviendrons du travail ? Alors que nous sommes épuisées et trop lentes pour échapper à la horde ? Ou au contraire un jour de marché ? Quand les rues sont noires de monde, pleines de charrettes et de stands et qu'il est impossible d'y circuler rapidement ? Et si cela arrivait alors que nous sommes à la messe ? Le prêtre nous protégerait-il ? Ou nous sacrifierait-il à l'armée de Dagon dans l'espoir de sauver sa propre peau, comme l'on fait les employeurs de Necora ?
Néanmoins, tout n'est pas perdu. Grâce à l'avertissement de la liche nous avons à présent une chance de nous en sortir.
« -Merci Necora. Lui dis-je. Des émotions complexes se battent sur son visage couvert de cicatrices.
-En vérité, j'aimerais bien vous revoir. Finit-elle par avouer: Si nous survivons toutes à la bataille. »
Il y a quelque chose dans ses mots qui n'est ni de la culpabilité ni de la colère. Et je réalise alors que le silence s'allonge que c'est de la peur. Les gens qui meurent dans le domaine de Dagon sont ressuscités en tant que descendants de la mer. Mais il n'y a pas de troisième chance... Et je crois que Necora en est parfaitement consciente.
« Moi aussi j'espère te revoir. Lui dis-je sincèrement: Et je sais que notre Créateurice ne protège personne mais puisses-tu vaincre tous ceux qui s'opposent à toi, car les ennemis de la Mer sont nos ennemis à tous. »
Les mots sonnent liquides et salés sur ma langue lorsque je les prononce, et la bruine se transforme en puissante averse.
VOUS LISEZ
A la montée des eaux
ParanormalUne ville portuaire où pêcher est interdit et où l'Eglise locale noie des gens deux fois par an n'est peut-être pas l'endroit idéal pour vivre. Mais c'est là que subsistent tant bien que mal Vive, ses deux mères et ses ami.e.s. Jusqu'à ce que les fo...