Chapitre 12

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Les remparts du château de sable détruits, la vague poursuit son inéluctable course.

Les rues sont maintenant majoritairement vides, à l'exception de quelques soldats que nous vainquons aisément.
Depuis leurs maisons, leurs magasins et leurs restaurants, les bourgeois nous fixent. Nous les fixons en retour. Je ne sais pas lesquels je méprise le plus: Les inquiets, peau plus pâle que jamais et les yeux emplis de terreur ; ou ceux qui se réagissent à peine, nous jetant de vagues œillades tout en sirotant leur champagne comme si nous n'étions qu'une parade faite pour les distraites.
« Votre tour viendra. » Je murmure, puis ricane quand les clients du restaurant, de l'autre côté de la vitre, se mettent à cracher leurs boissons transformées en eau de mer.
Mon rire meurt dans ma gorge quand je tourne la tête en direction de l'avenue.

Devant nous se dressent des dizaines de maisons toutes plus belles et extravagantes les unes que les autres. Des manoirs qui ont été modifiés tellement de fois qu'ils ressemblent à des patchworks de différentes idées du luxe venues de différentes époques.
Je n'avais jamais vu cette partie de la ville avant, même avec Vénus devenant plus riche. Peu importe combien son mari lui donne, jamais elle ne pourrait s'offrir un logement pareil. Ces demeures sont le résultat de richesses accumulées sur des générations entières. Et au sommet de tout cela, se trouve la cathédrale.
Vénus avait raison, c'était ridicule de même penser notre église grande en comparaison d'une pareille monstruosité. C'est une gigantesque tumeur, couverte d'épines venimeuses dorées et boursoufflée de larges dômes de marbre blanc, de la lumière s'écoulant de ses vitraux comme du pus.
L'exubérance du lieu me rend malade.
Mais moins que ce qui se passe dans la rue qu'il surplombe.
Car devant les portes fermées à clef des luxueuses maisons, des femmes par dizaines frappent les battants de bois et secouent les grilles de métal de toutes leurs forces en hurlant. Suppliant, des larmes dans la voix, qu'on les laisse entrer.
Des domestiques.
Des domestiques qui ont été jetées dehors par leurs employeurs pour que nous les trouvions et les tuions plutôt que de tenter de nous en prendre à eux.
Alors que nous approchons certaines s'enfuient en criant, mais les plus déchirantes sont celles qui restent. Elles nous regardent avec des yeux hagards et attendent la mort, ayant apparemment abandonné toute chance de survie.
Necora approche l'une d'elle avec une expression indéchiffrable. Je comprends pourquoi aussitôt que l'adolescente lève la tête dans sa direction et qu'il devient clair à son expression qu'elle la connait. Ses traits un mélange d'émerveillement et d'horreur.
« -Necora ?
-Abalone. Répond cette dernière, tentant de garder une voix neutre.
-Où... Qu'est-ce qui s'est passé ?... Monsieur et Madame Vermont nous on dit que... Bégaie la jeune fille.
-Ils m'ont fait exactement ce qu'ils sont en train de te faire. De vous faire à toutes. Explique Necora avant d'interpeller la foule: Est-ce que quelqu'un a une arme ? Un homme de passage lui lance un fusil qu'elle tend à son ancienne collègue: Tiens, prends ça. Puis elle se tourne à nouveau vers la foule: Dites aux domestiques de nous rejoindre et donnez-leur des armes si elles le font. Il est hors de questions qu'on se laisse traiter comme ça plus longtemps.
-Mais... Vous allez où ? Et qu'est-ce que vous allez faire ? Demande l'adolescente, serrant tellement fort son fusil que phalanges blanchissent.
-Nous allons tuer l'Evêque.
-L'Evêque ? C'est de la folie, il est bien trop puissant !
-Aussi puissant soit-il, ce n'est jamais qu'un homme. »
Je prends la main de Necora alors que nous continuons d'avancer. Elle tremble dans la mienne avant de la serrer, fort.

...

Je ne pensais pas ça possible, mais la cathédrale de l'Evêque est encore plus laide de près. Les murs sont fait de différentes couches de marbre entre lesquelles sont visibles de plus petites couches de corail et d'or. On dirait le gâteau de mariage le plus cher que j'ai jamais vu. Je comprends mieux pourquoi les riches ont besoin d'autant de ressources s'ils les utilisent avec une telle frivolité.
Il n'y a pas de sculptures de noyés sur ce bâtiment là. Pourquoi y'en aurait-il quand les habitants des beaux quartiers sont terrifiés par la mort ? A leur place se trouvent d'immenses vitraux représentant Altar Pesca et ce que la plupart imaginent être l'Abysse: Un palais géant où partout scintille or, perles et pierres précieuses.
Sans surprise, les chasseurs restants ont tous été positionnés autour de la bâtisse.
Ce qui suit est pure folie.

Des épéistes traversent la foule, décapitant et éventrant toutes sortes d'humains et de créatures pour finir avalés par la foule enragée et en pleurs à la seconde où ils cessent de bouger. Une pluie de balles s'abat de tous côtés, tuant ennemis et amis sans distinction. Pourtant, je suis presque heureuse d'entendre leur bruit assourdissant, car cela signifie que je suis toujours en vie. Plus d'une fois une chaleur ardente me frôle alors que des gens prennent feu trop près de moi. Leurs hurlements de douleur se mêlant au chaos sonore qui m'entoure.
Moi même ne suis bientôt plus qu'une paire d'yeux montée sur un bras unique crispé sur ma machette, tout autre sens oublié tant je suis concentrée sur le fait de frapper nos ennemis et épargner les nôtres.

Une éternité de douleur et de peur plus tard, notre vague, plus grande que jamais maintenant que les domestiques nous ont rejoins, finit par enfin noyer ce qu'il reste de l'armée de l'Evêque.

A la seconde où il n'y a plus personne à combattre, l'odeur du sang, de la poudre et de la chaire brûlée me prend à la gorge. C'est encore pire quand je réalise que la majeur partie vient de mes propres vêtements.
Necora traverse la foule pour m'atteindre:
« Tout va bien ? » Me demande-t-elle.
Non. Et en cet instant précis je ne suis pas certaine que j'irai bien un jour. Mais ce n'est pas ce qu'elle veut savoir alors je lui répond:
« Je suis en vie et je ne suis pas gravement blessée. »
Maintenant que tous les chasseurs sont morts et que je suis à nouveau consciente de l'existence d'autres personnes en dehors de moi-même, je vois le coup que nos rangs ont pris.
Des cultistes déchirent leurs vêtements pour empêcher des bonnes de se vider de leur sang ; des marins livides, couverts de suie et d'hémoglobine, traînent des hommes-poissons évanouis hors de danger et... C'est Vénus en train de pleurer là-bas ?
Oui, c'est bien elle.
J'avance droit dans sa direction. Elle est à genoux, à côté de son amant allongé à même le sol. Ma gorge se sert et les larmes me montent au yeux alors que je me rapproche.
Il est encore en vie, je peux voir son torse se lever et s'abaisser, mais il a sur le côté droit une entaille qui laisse s'écouler son sang comme un barrage brisé malgré les tentatives de Vénus d'arrêter l'hémorragie. Il y a au moins autant d'eau qui coule de ses yeux alors qu'elle l'appelle et l'appelle et l'appelle et l'appelle encore. Répétant son nom que je n'avais encore jamais eu le privilège d'entendre et qui fait bourdonner mes oreilles.
Je tombe à ses côtés, incapable de faire quoi que ce soit à part être là.
Notre Créateurice pourvoit à toustes mais ne protège personne.
Il n'y a pas de sort de soin dans la magie de Dagon. Rien pour recoudre une chaire déchirée ou réparer des veines ouvertes. Ce genre de talent est purement humain. Et il demande un temps, des outils, et un espace que nous ne possédons pas.

Mère-des-champs apparait, expression dure, tenant dans sa main une aiguille et du fils: « Immobilisez-le. » Nous dit-elle avec autorité.
Elle ne compte quand même pas recoudre sa blessure ici ? Il va mourir ! Il n'y a aucune chance que ça fonctionne alors qu'il y a si peu de lumière, aucun moyen de laver la plaie et...
Je me rappelle soudain de quelque chose que j'ai tendance à oublier.
Mère-des-champs ne vénère peut-être pas Dagon, mais elle possède sa propre magie. Le même genre que celle qu'elle a utilisé pour effrayer les soldats qui harcelaient Vénus cet après-midi -il y a une éternité. C'est une magie très différente de celle à laquelle nous sommes habitué.e.s: Une magie qui protège et soigne. Une magie qu'elle ne pouvait utiliser jusqu'à maintenant car elle est haïe par l'Eglise plus encore que celle qu'elle prêche.
Mais il n'y a plus personne pour l'empêcher de l'utiliser maintenant.
Elle demande son bras à Vénus et plonge l'aiguille et le fil dans sa peau. Mon amie serre les dents, essayant de ne pas montrer à quel point c'est douloureux. L'aiguille ressort de son bras couverte d'un sang qui brille comme de l'or en fusion. Tout du long Mère-des-champs chante, sa voix mélodieuse créant des sons qui font vibrer ma peau et chargent l'air d'une odeur de sève.
Chaque fois qu'elle passe l'aiguille enchantée à travers sa peau et referme un peu plus sa plaie, le mari de Vénus a l'air en un peu meilleure santé, un peu plus proche des vivants. Le temps que Mère-des-champs ai fini, il n'y a, en lieu et place de ce qui aurait du être une plaie fatale, plus qu'une large cicatrice.
Mais ma mère semble épuisée:
« -Restez loin du champ de bataille. La dernière fois que j'ai fait ça c'était il y a plus de 10 ans, je ne suis pas certaine que je pourrai le faire une deuxième fois.
-Merci Pecora. Merci infiniment. » Pleure Vénus, autant de soulagement que de douleur.
Mère tente se lever, mais ses jambes se dérobent sous elle et je dois la rattraper pour éviter qu'elle ne s'écroule.
« Tout compte fait, il vaudrait peut-être mieux que je reste là aussi. Vive, fais bien attention à toi. »
Je hoche la tête, puis pars rejoindre le reste de l'armée de Dagon.

A la montée des eauxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant