Chapter 4

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Je m'apprête à demander plus d'informations sur la nouvelle venue, quand la mer agit soudainement d'une étrange manière. Une partie se met à bouillir, mais de bulles si grandes qu'elles pourraient contenir un être humain. Et tandis que je les fixe stupéfaite, je m'aperçois que c'est exactement ce que l'une d'elle contient.
La bulle éclate, révélant une silhouette humanoïde couverte d'une cape sombre qui dissimule son visage et la majeure partie de son corps. La silhouette fait à peu près ma taille, ce qui la fait apparaître ridiculement petite face aux imposants hommes-poissons.
Elle avance à pas lents et gracieux, son vêtement apparemment parfaitement sec bien qu'elle vienne juste de sortir des eaux.
Une fois à hauteur de notre groupe, elle s'arrête un instant. Sous la pâle lumière de la lune, je ne peux rien discerner au delà de l'ombre de sa capuche. Mais je peux sentir l'intensité de son regard.
Elle parle aux autres en Langue Divine. Je ne comprend pas grand chose, mais parvient néanmoins à saisir que ça a un rapport avec les meriées. La voix de la silhouette encapuchonnée a un timbre étrange, curieusement familier sans que je ne le reconnaisse pour autant.
« -C'est pas une meriée. Signe un des hommes poissons pour que je comprenne ce qu'ils se disent: Elle en escorte une. Tu devrais lui parler. Enfin signer, elle ne sait que parler prêtre.
-Au train où vont les choses ? C'est un miracle qu'elle parle Mer tout court. » Répond l'inconnue dans un Français parfait.
Ma mâchoire se décroche. Jamais je n'avais entendu un descendant direct de Dagon parler Français, je ne savais même pas que cela leur était physiquement possible.
Mais lorsque la nouvelle venue retire sa capuche, tout fait soudainement sens.
Son visage est une teinte de gris qui fut un jour un chaleureux brun sombre, et ses yeux, au prime abord humains, reflètent la lumière comme ceux d'un chat. Elle est aussi couverte de coupures. Longues et profondes, elles changent les lignes de ses lèvres rondes et de son nez. Les blessures ont l'air vieilles, mais pas cicatrisées. Au lieu de cela, son corps les a transformé en autant d'ouvertures: Si bien que chaque changement dans son expression révèle le fonctionnement des muscles de son visage.
C'est une liche.
Une des noyés.

J'ai entendu parler des liches.
Le prêtre ne manque jamais de mots pour décrire les merveilles qui attendent les noyés dans l'Abysse de notre Créateurice. Comment ils sont ressuscités par Dagon pour vivre éternellement à ses côtés, dans les salles sans fin de son palais sous-marin. Comment ils ne connaissent plus ni la faim, ni le froid, ni la maladie. Comme si cela ne pouvait pas être accompli ici sur la terre ferme.
Le prêtre nous dit que les femmes sont transformées en liches et les hommes en hommes-poissons. N'expliquant jamais qu'en réalité pas toustes ne se transforment ainsi. Que beaucoup se transforment en cultistes, tout comme les gens qui ne sont ni homme ni femme. Mais apparemment, l'existence de certaines personnes offense trop la sensibilité de notre prêtre pour qu'il les mentionne.
Donc oui, j'ai déjà entendu parler des liches.
Mais je n'en avais encore jamais vu une de mes propres yeux.
Je suis étonnée par combien elle a l'air humaine malgré ses cicatrices, ses yeux et sa peau grise. Ses cheveux sont faits des mêmes boucles noires et serrées que les miens, même si elle les porte courts et non en nattes comme je le fais. Elle a aussi l'air jeune, à en juger par la rondeur de son visage. Probablement mon âge, ou peut-être un an ou deux de plus, comme Luscus et Vénus.
« Vous venez de Villemer ? » Je finis par lui demander. Ce n'est peut-être pas la question la plus polie à poser quand on vient de rencontrer quelqu'un, mais je ne peux pas m'en empêcher. Elle éclate d'un rire franc, ouvrant toutes les plaies de son visage à la fois. Ce qui est un peu perturbant. Même pour moi.
« -Tu peux me tutoyer. Me dit-elle avant d'ajouter: Et d'où veux-tu que je vienne ?
-Le domaine de notre Créateurice est vaste. Je marmonne soudainement gênée.
-C'est vrai. Mais si je venais d'ailleurs j'aurais pas fait tout ce chemin. Villemer n'en vaut vraiment pas la peine. Je hoche la tête d'approbation:
-Ça c'est sûr. Mais je ne me rappelle pas t'avoir vu en ville... »
La liche n'est pas le genre de personne que j'aurais oublié. Pas avec son assurance et son puissant rire. Sans parler des traits élégants de son visage, même s'il étaient peut-être un peu différents à l'époque.
« -Bien sûr que tu ne m'as jamais vu. Répond-t-elle comme si c'était une évidence: J'étais bonne au manoir Vermont. On se serait pas croisées plus de quelques minutes au marché.
-Il me semble que je me souviendrais de ta noyade tout de même. Son expression amusée s'assombrit:
-J'en doute. J'ai été noyée il y a six mois.
-Mais, la dernière cérémonie était...
-Je n'ai pas été noyée pendant une cérémonie. Mes sourcils se haussent: Dagon ne m'a jamais appelé. Le maître de maison a simplement décidé de m'offrir en sacrifice. Je suppose qu'il pensait qu'ainsi que lo Divin.e Noyeureuse épargnerait sa fille. Crache-t-elle amèrement.
-Par l'Abysse ! Je jure: C'est horrible ! Et ce n'est pas du tout comme ça que ça fonctionne ! On ne peut pas... Je peine à trouver les mots justes: Sacrifier une personne au hasard à notre Créateurice !
-Pourtant ils ont essayé. La récente augmentation des demandes de noyades par la Mer a du les inquiéter.
- Si c'est ce qui leur fait peur, ils n'ont qu'à laisser leurs filles se promener un peu plus. On aurait alors bien assez de nourrissons avec des branchies à remettre à l'eau. Je dis en lançant un vague œillade en direction des silhouettes entrelacées de Vénus et son aimé:
-Je ne te le fais pas dire. Ricane la liche. Mais s'ils laissaient tout le monde faire ça, plus personne n'irait laver leurs maisons de fond en combles pour moins d'une pépite par jour tu ne crois pas ? Surtout quand les hommes-poissons sont des amants si... Attentionnés. » Dit-elle avec un sourire grivois qui m'arrache un rire de connivence. Non en effet plus personne ne se soumettrait à ça.
« -De toute façon, continue-t-elle, ça ne fait aucune différence pour Dagon comment je suis arrivée dans son domaine. Un cadavre est un cadavre. Je récite doctement:
-Dagon pourvois à toustes mais ne protège personne. Cela me vaut un sifflement admiratif:
-J'avais pas réalisé que tu étais une cultiste terrestre.
-Tout le monde sait ça.
-Oh non crois-moi. Surtout pas parmi les riches. Ils ont la tête tellement loin dans le sable qu'ils ne réalisent même pas qu'ils ont oublié qui est Dagon et ce qu'ol fait. »
L'image mentale me fait rire, et la colère de la liche est rafraîchissante. A part mes deux ami.e.s, ma famille et moi, je n'avais encore jamais rencontré quelqu'un d'aussi critique envers l'état actuel des choses. En même temps, la liche a plus de raisons d'être en colère que nous toustes réuni.e.s.
« -Je ne suis pas surprise. Lui dis-je: Savais-tu quoi que ce soit sur les rites avant... Je n'ose pas continuer, ne sachant comment poliment mentionner son meurtre.
-Que dalle ! Dans les grandes maisons les domestiques n'ont même pas le droit de parler Mer en dehors de l'église. Pas même pour prier. On réduit leur salaire si on les attrape. Ou on les roue de coup. Parfois les deux. »
Mon estomac se noue d'inconfort. En plus de leur violence -à laquelle je suis malheureusement habituée- ces ordres vont à l'encontre de tout ce que Mère-des-eaux m'a appris. Dagon nous a créé égaux à ses yeux, avec la même chaire fragile et les mêmes rivières d'eau de mer rouge comme sang. Nous sommes tous connectés à ol au niveau le plus intime. Tenter de rompre ce lien... Si Lo Créateurice en avait quelque chose à faire, ce serait une hérésie.
« -Évidemment la règle ne s'applique pas aux maîtres. Continue la liche ne réalisant pas mon malaise: Ils parlent Mer tout le temps, ils étudient même la langue ! Ils lisent de vieux grimoires, écrivent leurs recherches dans des carnets ; apprennent les sorts les plus puissants sur lesquels ils peuvent mettre la main... Puis se s'entourent de sorts de protection et évitent le littoral à tout prix pour ne surtout pas se transformer.
-C'est possible ça ?! Je m'exclame stupéfaite.
-Bien sûr ! Il est toujours possible de prendre sans jamais rien donner en retour. Mais ça ne dure pas éternellement... Comme nous le savons toutes deux, rien ne dure aussi longtemps. »
Je me mords les lèvres de rage. Si Luscus avait su qu'il existait de telles protections, il aurait pu se prémunir des signes les plus évidents de pratique illégale. Il n'aurait pas à quitter Villemer. Mais évidemment, de tels sorts ne sont trouvables que dans des ouvrages auxquels nous ne pouvons même pas rêver avoir un jour accès. Nous, gens ordinaires, ne pouvons apprendre les rites et les sorts que par transmission orale si nous avons la chance de trouver quelqu'un pour, ou en demandant directement à notre Créateurice.
C'est ce que Luscus a fait. Mère-des-eaux s'était bien proposée de l'initier, mais il avait refusé, conscient des problèmes que cela nous apporterait si elle était découverte. Et bien qu'il soit aujourd'hui plus heureux que jamais, apprendre directement de Dagon a été un long et douloureux processus.
Quant à moi, si j'avais su que c'était une possibilité, cela ferait longtemps que je maîtriserait certains des puissants sorts que la liche a mentionné. Mais au lieu de cela j'ai du fermer ma bouche et réciter dans ma tête, en silence, les mêmes phrases encore et encore, sans jamais oser les prononcer à voix haute.
« Tu savais rien de tout ça hein ? Je suis pas étonnée. Dit la liche, lisant sans doute la colère sur mon visage: Mais comme je te l'ai dis, ça ne va pas durer. C'est pour ça que je suis là. »
Je réalise alors que dans ma surprise de rencontrer une liche pour la première fois et d'apprendre les exactions des puissants, je ne me suis pas un seul instant demandée pourquoi la liche était sortie des eaux.
« -Les hommes-poissons m'ont dit que tu n'étais pas ici pour trouver une compagne ?
-En effet. Avoir la chance de papoter avec une jolie cultiste terrestre est un bonus. » Répond-elle avec un sourire en biais.
Sa remarque me laisse bouche bée. Je n'ai pas l'habitude que qui que ce soit me complimente sur ma beauté à part de vieux satyres. Ce qui apparemment fait beaucoup rire la liche qui pouffe tandis que je tente de retrouver mes esprits:
« -Et... Pourquoi tu es là du coup ?
-Pour me promener en ville. De ton côté de la ville. Les beaux quartiers je connais déjà  très bien.
-C'est tout ?
-Pour le moment... Au fait tu t'appelles comment ?
-Oh désolée, je ne me suis pas présentée ! Vive, enchantée.
-Un très joli nom. Me dit-elle, et elle semble le penser, ce à quoi je ne suis pas habituée non plus: Moi c'est Necora. »
Le nom lui va parfaitement.

A la montée des eauxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant