Aîné

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Bientôt, tout le monde fut au courant de notre dispute. Tout le monde apprit que le duo emblématique de Karasuno venait d'éclater en morceaux et que la tendue qui lui était si particulière n'était plus.
J'étais anéanti, brisé. Dès lors, ce n'était plus le fait qu'il me regardait qui déclenchait mes crises, c'était le fait qu'il m'ignorait. Il ne me regardait plus. Il passait à côté sans me voir. Je n'étais plus à ses yeux qu'une vulgaire pierre parmi tant d'autres sur le bord de son chemin. Je n'étais plus un rival, plus une cible à abattre, encore moins un partenaire ou un coéquipier. Je n'étais plus rien. Je n'existais plus. Et cette inexistance, cette invisibilité, ça me faisait souffrir plus que jamais. D'ailleurs, on ne pouvait plus parler de "crise" à proprement dit. Puisque cette douleur insupportable, ce fardeau qui pesait sur mes épaules et me brûlait tout entier, je le ressentait constamment. Elles ne s'arrêtaient plus. Je n'avais pas un moment de répit. La douleur et le chagrin le détruisait de l'intérieur et me transformaient peu à peu en cette silhouette informe, cette coquille vide que j'étais devenu.
Ma vie n'avait définitivement plus d'intérêt ni de sens. A quoi bon continuer ? A quoi bon jouer au volley, si nous ne pouvions plus disputer de matchs ensemble ? A quoi bon faire des passes s'il n'est plus là pour les réceptionner ? A quoi bon ? Je ne savais plus.
Ukai avait profité de l'occasion pour voir comment s'en sortait Haru sur le terrain. C'était lui qui faisait les passes à Hinata maintenant. Moi je n'étais là qu'en soutien. Une "roue de secours". Autant dire que je ne servais a rien. Je m'entrainais, toujours a l'écart des autres. Je ne parlais plus. Mais je les regardais. Je regardais cette complicité naître entre ces deux nouveaux partenaires. Je les regardais s'échanger des sourires, rire ensemble, s'encourager. J'étais de nouveau seul.
Moi, un roi ? Quelle blague ! Un roi, même si ça se tient seul au dessus du reste, tout le monde le regarde. Moi, je ne suis qu'un marginal. Un remplaçant bien vite oublié...
Je n'avais plus rien de ma fierté d'autre fois. Mon génie n'était plus.
Génie... Tu parles d'un génie ! J'ai tout fait pour essayer de ne pas me faire devancer de rester le meilleur... Résultat : c'est un novice qui joue à ma place. Il frappe MES balles. Fais MES passes. Joue avec MON équipier.
J'en avais marre. Marre de n'être plus qu'un suppléant aux yeux des autres. Marre que l'on fasse que si je n'avais jamais rien été. Plus le temps passais, plus mon ressentiment à l'égard de Haru s'accroissait. Je ne pouvais plus le voir. Chaque fois qu'il ouvrait la bouche, une envie irrépressible de lui en coller une l'envahissait. Il m'horripilait. Évidemment, j'étais au fond bien conscient que ce n'était pas vraiment de sa faute. Il n'avait rien fait de mal. Ce n'était pas contre moi. Il n'empêche. Il fallait bien que je trouve un coupable à mon malheur. Il me fallait un responsable, sur qui je puisse mettre toutes les fautes et les injustices que j'avais subies ces dernières semaines. Il me fallait quelqu'un à blâmer pour pouvoir encore me sentir un tant soit peu vivant. Ce n'était que par cette haine inexplicable et complètement irrationnelle que je pouvais encore exister et tenir face à mon calvaire quotidien. Et c'était sur Haru que ça tombait. Il fallait que ce soit quelqu'un et c'était lui. Lui qui m'avait pris mon poste et la personne à laquelle je tenais le plus, lui qui avait failli me conduire à faire l'irréparable. Lui qui avait hanté mes nuits et mes pires cauchemars. Je n'en dormais plus. Je le voyais, encore et encore, qui riait, qui souriait, alors que moi je souffrais le martyre, délaissé. Je n'y tenais plus.

C'était le dimanche, en fin d'après midi. Nous avions été de repos ce jour-là. Le soleil déclinait tranquillement derrière l'horizon. J'avais suivi Hinata et Haru qui était allés se balader dans un parc de la ville avec deux autres secondes. Je les observais de loin. Ils discutaient tous les quatre, comme des lycéens ordinaires. Et c'était ce côté normal et décontracté qui me rendait fou. Ce genre de moments que je n'avais jamais réellement partagé avec personne. Ces moments en petit comité, où on parle de tout et de rien pendant des heures et des heures.
A un moment donné, Hinata et les deux autres partirent, laissant Haru seul sur un banc. Je ne pus pas me retenir. L'envie était trop forte, l'opportunité trop parfaite. Je fonçai  dans sa direction et me plaçai juste devant lui. Il me vit et leva la tête.
- Kageyama-senpai ! Tout va bien ? Tu veux quelque chose ?
J'allais l'attraper par le col, lui cracher à la gueule, le frapper.
Il me gave, avec son air tout guilleret, là...
Je n'en pouvais plus. Il fallait que ça sorte. Il était juste là, à même pas dix centimètres. A ma merci. Sans défense. J'allais le faire. Il le fallait. Je serrais les poings, prêt à les lui écraser sur son visage de frimeur. J'étais certain que je me sentirais bien mieux après. C'était sûr. Pratiquement. Probablement...
J'imagine...
Soudain, une main se posa sur mon épaule. Je sursautai, me retournant. Je fus d'autant plus surpris quand je vis de qui il  s'agissait.
- Oikawa...
- Faut qu'on parle.
L'ancien capitaine de l'équipe d'Aoba Josai m'entraîna par le bras jusqu'à un coin plus à l'écart sous le regard stupéfait de Haru.
- Bon ! Je crois qu'il est temps qu'on ait une discussion sérieuse, toi et moi.
Je ne comprenais pas ce qu'il faisait et encore moins de quoi il voulait qu'on parle. Surtout qu'il venait d'interrompre une action assez importante et que je n'avais aucune envie de discuter, avec qui que ce soit.
- Qu'est-ce que... tu fais ici ?
Il souffla d'agacement.
- Eh bien figure-toi qu'une ancienne de mes connaissances du lycée m'a appelé il y a quelques jours pour me signaler le comportement étrange de mon idiot de cadet que je ne peux toujours pas encadrer.
- Kindaichi t'as appelé ?
- Ouais, c'est ça. Et c'est pas de gaité de cœur que je suis là, crois-moi. Si ça tenait qu'à moi, je t'aurais laissé te démerder avec tes embrouilles, c'est pas mon problème. Mais vois-tu, Iwaizumi m'a déjà fait la morale une fois et ça me suffit...
Il fit une pause et prit le temps de me regarder. Il avait la mine grave et le visage sérieux. Pas une trace de son sourire narquois habituel.
- Je ne suis pas venu te faire un sermon ou te donner une leçon de vie.  Je suis même la plus mauvaise personne pour dire ce que je vais te dire mais il faut que je le dise, parce que les erreurs que j'ai commises m'en ont fait prendre conscience.
J'étais agacé par son ton moralisateur.
Pour qui il se prend lui ? Il a rien à me dire.  J'ai pas besoin de ses discours à la con.
- T'allais faire quoi exactement avec le seconde si je t'avais pas arrêté ?
En plus, il m'a percé à jour et il veut que je m'explique... Si tu sais, faut pas poser la question...
Je lui lançai un regard noir.
- Pas la peine de me regarder comme ça. T'allais le frapper, pas vrai ?
Je ne répondis rien.
- Mon Dieu ! Plus tu me ressembles, plus tu m'agaces. C'est insupportable. Enfin bon. J'viens pas te dire que c'est mal, je suis sûr que tu le sais et en plus, je le comprends tout à fait pour l'avoir déjà... Disons... Souhaité très, très fort.
Son regard insistant me fit comprendre que c'était moi qu'il parlait, quand il avait voulu me frapper, il y a de ça quelques années.
- On sait tous les deux que ça ne mène nulle part. Ça ne changera rien du tout a ta situation avec Shôyo.
Cette fois, c'était le mot de trop.
- QU'EST-CE QUE TU EN SAIS ? ET PUIS QU'EST-CE QUE T'EN AS A FOUTRE DE MA VIE, HEIN ? J'EN AI RIEN A FAIRE, MOI, DE TES CONSEILS A LA CON ! GARDE LES POUR TOI !
Il y eut un silence. Il ne cilla pas.
- C'est bon t'as fini ? Je vois que j'ai touché une corde sensible... Donc, justement, c'est là où je veux en venir. Je crois que t'es trop fier pour l'avoir remarqué, mais entre Shôyo et toi, c'est plus exactement comme avant.
- Sans déconner ? Il me calcule même plus mais sinon non j'avais pas remarqué.
- Je parle pas de ça. Je parle d'avant. Depuis disons... Plusieurs semaines.
Mais comment est-ce qu'il obtient ses infos lui ? Il m'espionne ou bien ?
- Là, voilà. À ta tête je vois que t'as capté. Bref, Tu te doutes bien que y a une raison au fait que ton comportement devienne étrange tout d'un coup, et que bizarrement ça empire quand tu es avec Shôyo. Voire, ça finit par déraper.
- Où tu veux en venir ?
Il commençait à m'agacer à tourner autour du pot.
Mais qu'est-ce qu'il veut à la fin ?
- Mais c'est pas possible d'être aussi long à la detente ! Et puis c'est pas à moi de te faire remarquer ce genre de choses. Tu dois comprendre par toi-même. Sinon, y a aucun intérêt. Et y a que quand t'auras compris ça que ça pourra s'arranger.
- Et c'est censé changer quoi exactement ?
- Tout. Absolument tout.
Tout ? Y a pas plus vague comme réponse.
Je devais sûrement afficher une mine perdue, parce qu'il m'a presque pris en pitié en me disant, après avoir soufflé une énième fois :
- Ne cherche pas trop loin. La réponse est juste sous ton nez. Il faut juste que tu l'accepte.
- Je comprends rien à ce que tu baragouines.
- Bah, tu comprendras bien un jour. Et ce jour-là, tu me remercieras, l'idiot de génie.
Il fit demi tour sur ces mots. Mais je l'arrêtai en lui demandant :
- Pourquoi tu cherches à m'aider ?
Il eut un rire scinique :
- Au moins, tu as compris ça... C'est parce que, que je le veuille ou non, je suis ton aîné.  Et un aîné se doit de corriger son cadet quand il est en train de faire une grosse connerie. Réfléchis-y. Et va t'excuser auprès de Haru tant que t'y es. T'es son aîné après tout. Sur ce...
Il partit me laissant seul dans le parc. Je méditais ses paroles qui n'avaient ni queue ni tête.
Ce qui a changé entre Hinata et moi ? A quel moment exactement ? Et puis qu'est-ce qui n'est plus comme avant ? Je suis vraiment passé à côté d'un truc ? Où est-ce que j'ai merdé ?

Burnt By The SunOù les histoires vivent. Découvrez maintenant