Chapitre 10

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Le jour de la compétition arriva enfin, et avec elle son lot de mains moites et de stress. Les gradins s'étaient remplis de ceux qui attendaient depuis presque deux jours devant la porte. Et des acclamations excitées parvenait au petit lot de nageurs encore dans les vestiaires.

Parmi eux, assis en tailleur dans un coin, Rin tachait de réguler sa respiration essoufflée. De l'autre côté de la pièce, Haru fixait ses mains agitées de tics. À cet instant, il avait l'air plus angoissé que Rin ne l'avait jamais vu. Son cou courbé en avant faisait ressortir les bosses de ses vertèbres. Sa peau glacée contrastait violemment avec l'ébène de sa chevelure et Rin trouva en sa vision un curieux réconfort. Il se releva difficilement et s'approcha du garçon :

-Tout va bien ? lui demanda-t-il.

Celui-ci releva la tête avant de détourner les yeux, le regard hésitant, avant d'hocher la tête. Il ne disait certainement pas tout au mauve, mais ce dernier savait qu'il ne valait mieux pas insister quand il s'agissait d'Haru. Il se contenta de poser une main douce sur celles, tressautantes du japonais. Il y eut un instant de silence, et puis le garçon se dégagea pour se glisser dans ses bras, le visage enfoui dans le creux de son cou. Troublé, Rin se contenta de l'enlacer pour le bercer tout doucement. L'odeur salée du garçon lui parvint et il ne put s'empêcher d'en prendre une grande inspiration. Sous ses doigts, la peau du garçon était douce, et les muscles qui roulaient langoureusement en dessous le firent rougir, et il pria pour qu'il ne se dégage pas maintenant.

Un voix robotique résonna soudain.

-100m nage libre homme, troisième série.

-C'est nous, soupira Rin avant de relâcher doucement son emprise sur le jeune homme.

Celui-ci s'écarta doucement de lui et prit une grande inspiration avant de lever son regard vers lui. Et Rin comprit soudain. Bien sûr qu'Haru n'avait pas peur de perdre la course. Il n'en avait jamais eu peur. Ce qui torturait ses immenses yeux bleus, c'était qu'il l'abandonne à nouveau. Peut-être se croyait-il un peu trop important dans la vie du japonais, mais il avait l'intime conviction qu'il venait de frôler la vérité du bout des doigts. Il ne savait pas pourquoi ni comment, mais il était persuadé que ce que Haru avait peur de perdre, c'était lui. Le perdre pour la même raison qu'il avait cru le perdre des années plus tôt. Le perdre au prix d'une victoire, au prix d'une course.

Un sourire naquit doucement sur le visage de Rin, et il ébouriffa gentiment la crinière du garçon :

-Tout va bien se passer d'accord, lui souffla-t-il. Promis.

La lèvre inferieure tremblante, Haru hocha doucement la tête, et l'enfant qu'il avait été refit brusquement surface, donnant comme un coup au cœur à Rin.

***

-À vos marques...

L'odeur du chlore. Le bleu de l'eau. Les acclamations furieuses de la foule.

-Prêts...

Haru à sa droite. Le carrelage sous ses pieds. L'adrénaline dans ses veines. Le temps qui s'écoule de plus en plus lentement.

-Partez !

Le départ, enfin. Les muscles qui se tendent d'un coup. L'eau glacée qui réveille son corps endormi. L'eau qui semble se durcirent sous ses doigts. Sa respiration effrénée. Ses jambes qui battent encore et encore, et ses bras qui brassent l'eau sans fin. La dureté du carrelage sous ses pieds alors qu'il se propulse dans l'eau. Une silhouette devant lui. Loin. Tellement loin. La brûlure de l'effort. Le sang qui bat à ses tempes. Sa main qui s'écrase contre la paroi. Enfin.

La tête qui sort de l'eau. Son souffle effréné. Et deux scores qui s'affichent sur l'écran lumineux, côte à côte.

« Haruka Nanase – 41s47 – 1 »

« Rin Matsuoka – 42s58 – 2 »

L'explosion de la foule. Les cris qui emplissent son esprit, et qui noie le tout dans le vacarme de la victoire. Il a perdu. Il a perdu en battant un record du monde. Les autres nageurs sont loin derrière. Il se retourne. Croise le regard presque honteux de Haru. Et sourit. Peut-être crie-t-il, il ne sait pas vraiment.

Il a gagné. Il a gagné et il a perdu. Tout s'embrouille autour de lui. La foule. Le brouhaha. Son équipe qui l'acclame. Qui le hisse hors de l'eau. Ses muscles douloureux.

Il n'y a plus que cette paire d'yeux d'océan, qui le fixe, l'observe, caresse chaque courbe de son corps, de son visage, dessine ses yeux souriants, sa bouche rieuse, grave les mouvements de ses mains, de ses jambes, de chaque muscles qui roulent sous sa peau.

Enfin.

Il se sent vu.

***

-Rin ! cria une voix.

Le garçon tenta de se détacher de la foule d'athlètes anglophone qui l'assaillait, en vain.

-Rin ! répéta la voix.

Finalement, le jeune homme parvint à se retourner, les yeux brillant des larmes de sa victoire. Haru se tenait juste derrière lui, les cheveux pleins de confettis. Dans l'excitation du moment, et sous l'emprise de la foule, leurs mains se frôlèrent, leurs hanches aussi. Leurs regards se croisèrent un instant, un éclat malicieux au fond des pupilles. Comme s'ils s'étaient toujours compris sans avoir besoin de mots, leurs doigts s'enlacèrent et ils partirent en courant, trébuchant sur les corps avachis de ceux qui essayaient en vain de prendre en photo les deux héros du jour.

Ils coururent longtemps, à travers des couloirs molletonnés, le bruit de leurs pieds nus leur parvenait comme dans de la mousse. En un rien de temps, à force de monter et de descendre des escaliers, ils furent perdus. Riant aux éclats et se cachant dès que quelqu'un faisait mine de les repérer, il y avait sur leurs visages cette drôle de paix qui les envahissait toujours après un effort.

Et puis, après un énième volée de marches, un énième couloir, une énième porte, ils débouchèrent sur le toit.

Tout doucement, Haru le tira jusqu'au bord de l'immeuble, puis ferma les yeux et pencha la tête en arrière.

Face à lui, le soleil se couchait lentement, teintant l'air et la peau du garçon d'or. Ses immenses cils noirs jetaient des ombres cadavériques sur ses pommettes saillantes, et pour la première fois depuis qu'il avait rencontré Haru, Rin formula clairement la pensée qu'il aurait bien aimé l'embrasser.

Il fut surpris sur le coup, pensant à encore un des mauvais tours de son esprit, mais plus il y pensait et moins cela lui paraissait aberrant. Comme si tout s'emboitait peu à peu, les différentes pièces du puzzle de Haru trouvait enfin leur place dans l'océan de sa conscience.

Oui, il avait envie d'embrasser l'étrange créature, mi-fantôme mi-garçon qui se tenait face à lui. Oui, il aurait voulu l'attraper par la taille, le pousser contre la rambarde de ce toit et sentir son bassin contre le sien. Oui, il aurait voulu lui faire l'amour, dans l'euphorie de leur victoire, et se réveiller le lendemain matin à ses côtés.

Et si le mot « amoureux » ne se profilait pas encore à l'horizon de son âme, il y avait ce petit quelque chose en lui, qui savait déjà.

Qui connaissait l'ampleur de leur relation, et le tournant qu'elle pouvait prendre à tout moment. Qui comprenait l'alchimie qui faisait des étincelles entre eux. Quelque chose qui chérissait chaque image d'Haru, chaque information, chaque sourire.

-Rin ?

-Mmh ?

Une main se posa sur la sienne pour la retourner, paume vers le ciel.

-Tiens.

Un objet rond et glacé tomba au creux de ses doigts. Rin baissa les yeux. Une médaille. Une médaille dorée, froide et dure. Et puis une paire de bras s'emparèrent de son cou et deux jambes s'enroulèrent autour de sa taille. Ils tombèrent à la renverse, membres entremêlés. Une main sur une cuisse, sur une taille, des doigts qui s'emmêlent dans une crinière brune. Une étreinte si serrée qu'elle vous en coupe le souffle.

-Haru ?

-Mmh ?

-Rien.

Under the WaterOù les histoires vivent. Découvrez maintenant