13. Sur la plage de Margate

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Je passe de rêves étranges à une obscurité froide, comme un cercle vicieux et interminable. Parfois, il est difficile de dire si les voix que j'entends sont réelles ou non, si quelqu'un me tient la main ou si je l'imagine. J'entends Alfie, maman, Sarah. Des fragments de phrases qui n'ont pas de sens, des picotements sur mon visage là où des doigts me caressent, de la douleur.

Je n'ai aucun moyen de savoir depuis combien de temps je suis comme ça, mais mes sens se réveillent lentement et je deviens de plus en plus consciente de mon environnement. Mon corps est une prison de pierre, comme s'il était mort, mais mon esprit sort des limbes et je peux penser, réfléchir à nouveau.

Je comprends vite que je suis à l'hôpital. Je me souviens de la joie, du bébé, d'Alfie qui arrive à la maison. Je me souviens de la chute dans les escaliers… Je prie pour mon bébé. Je ne pourrai pas supporter de l'avoir perdu.

Maman est là, je l'entends saluer quelqu'un et une voix féminine - une infirmière peut-être - lui répond. Il est l'heure de ma toilette, maman insiste pour aider l'infirmière. Alors que je me sens manipulée, j'écoute leur conversation. Apparemment et heureusement pour moi, l'infirmière est nouvelle et maman lui explique les détails de mon accident.

« Dans son malheur, » dit maman,  « elle portait des rideaux quand elle est tombée, le médecin pense qu'ils ont probablement absorbé une partie du choc et protégé le bébé.»

C'est une sensation étrange de ressentir du soulagement et de la gratitude sans sentir mon pouls s'accélérer ni la chaleur m'envahir. Cela ne les rend pas moins intenses. Maman parle de ma blessure à la tête, du fait que je ne me suis pas réveillée depuis l'accident, que les médecins ne sont pas très optimistes à ce sujet. Ma bulle se dégonfle comme un ballon.

« Mais même si elle reste dans le coma, » dit maman, « elle peut toujours mettre au monde ce bébé et je vais m'assurer qu'elle le fasse.»

« Où est le père ? » demande l'infirmière.

« Il a perdu espoir, » soupire maman.

Je veux crier, donner des coups de pied, m'enfuir. Même dans ma tête, je n'arrive pas à crier assez fort pour soulager la douleur et la frustration. J'ai mal pour Alfie qui a déjà tellement perdu. Je déteste lui infliger une épreuve de plus. Je crains le pire...

Les jours passent, j'ai du mal à les suivre même avec la routine de l'infirmière. Alfie vient une fois pendant que je suis consciente, bien qu'il ne puisse pas savoir que je le suis. Je reconnais son odeur, sa démarche. Il ne dit pas un mot, prend juste ma main et presse ses lèvres sur mes phalanges. J'ai le terrible sentiment qu'il me dit au revoir et je ne peux rien y faire.

Quand il part, j'entends des voix étouffées se disputer. Je suppose que c'est lui et maman dans le couloir. Je n'entends pas ce qu'ils disent. Si seulement je pouvais ouvrir les yeux ou bouger rien qu'un doigt! Leur montrer que je suis là! Encore une fois, je hurle intérieurement.

Un autre jour, peut-être une semaine plus tard, un médecin vient m'examiner. Il semble très pessimiste quant à mes chances de réveil, mais il est convaincu que je parviendrai à mener ma grossesse à terme.

« Il le faut,  » dit maman,  « Cette enfant est la seule chose qu'il restera d'eux... »

Sa voix est tremblante, comme si elle était sur le point de pleurer. J'ai l'impression de l'avoir déjà entendu mentionner que quelque chose de terrible était arrivé… mais je n'arrive pas à me souvenir. Ou bien je ne veux pas ? La dernière visite d'Alfie me hante…

Alors que le médecin presse sa main sur mon ventre, je sens un mouvement en moi. C'est la première fois que je sens le bébé ! Cela me remplit d'une volonté de fer. Je vais leur montrer. Je vais me réveiller!


*


Je marche sur la plage de Margate. Sarah court avec Cyril. Je plisse les yeux et vois qu'ils courent vers un homme qui marche dans notre direction. Sa forme est floue mais il ne peut s'agir que d'Alfie. Je souris et presse le pas mais mon pied reste coincé dans le sable. Plus j'essaye de bouger, plus je m'enfonce.

Cyril aboie, je lève les yeux. Sarah a disparu! Je l'appelle alors que je m'enlise plus profondément dans le sable. Je tends les bras vers Alfie en criant son nom. Le sable atteint ma taille, Cyril aboie à nouveau. Alfie marche lentement, le regard perdu au loin. Ne peut-il pas m'entendre? Ne peut-il pas me voir?

J'ai du mal à respirer, le sable comprime ma poitrine. Alfie s'arrête, à quelques pas de moi. Il se tourne vers la mer, les mains dans ses poches, j'ai envie de crier mais le souffle me manque. Je gratte la surface du sable à la recherche de quelque chose à quoi m'accrocher pour ralentir mon ensevelissement. Ma bouche s'ouvre désespérément, mes poumons brûlent pour de l'air.

Un coup de feu brise le silence, Alfie s'écroule, j'ouvre les yeux et prend une brusque inspiration. Mon cœur bat la chamade, je transpire. Où suis-je? Qu'est-il arrivé? Je me sens si lourde que je ne peux rien bouger sauf mes yeux - l'hôpital, je suis à l'hôpital - Était-ce un rêve? Où est Alfie? Attendez, suis-je réveillé? Mon bébé? Comment va mon bébé?

J'entends un cri étouffé, je sens une main sur mon bras, sur mon visage, des yeux qui me regardent. Maman? Ai-je dit cela à voix haute? Je suis submergé par un millier de pensées et de sensations et retombe dans l'obscurité.

*

Quand je réouvre les yeux, une jeune femme est penchée au dessus de moi. Vêtue d'une blouse blanche, il doit s'agir d'une des infirmières qui s'occupe de moi. Elle a un petit sursaut quand elle croise mon regard et sa bouche forme un O. Je sens ses mains sur moi, plus plus rien. Les premiers jours, je n'arrive pas à rester consciente très longtemps. Les visages défilent devant moi, maman, le médecin, maman à nouveau, l'infirmière…  Jamais Alfie.

Je n'arrive pas bien à parler mais je peux bouger, un peu… Mes mouvements sont lents et éprouvants au début. Je cherche du courage et de la force dans mon bébé, déterminée à faire tout mon possible pour être là pour lui quand il verra le jour. Et pour son père aussi.

Shefele, petit agneauOù les histoires vivent. Découvrez maintenant