12. Profondeurs glacées

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Des semaines qui suivent la mort de Sarah, je ne garde que très peu de souvenirs. Les jours se fondent les uns dans les autres, les conversations se mélangent. Les funérailles de Sarah et Ollie ont été tenues ensemble à Camden Town. Nous sommes restés les trois premiers jours chez Ollie pour Shiva mais je ne me souviens pas vraiment des services. Je revois les bougies, quelqu'un m'expliquant que la balle lui a traversé le cœur, que ma fille a dû mourir rapidement. Je me souviens avoir voulu lui enfoncer quelque chose dans la poitrine, voir s'il le trouvait cela rapide et indolore.

Il y avait tellement de colère en moi. Plus que la douleur, je pense que c'est cette rage qui m'a poussé au bord de l'effondrement. Nous étions si heureux ! Ce n'était pas parfait mais nous étions une famille, était-ce trop demander que de pouvoir en profiter le plus longtemps possible? Et Ollie… Ollie qui s'est sacrifié pour rien…

J'ai l'image de tant de bols de soupe et de tasses de thé jetés contre le mur que je ne suis pas sûr d'avoir vraiment mangé quoi que ce soit depuis...Depuis quand au juste? J'ai complètement perdu la notion du temps. De moi-même. Je ne sais même pas ce qui m'a fait sortir du gouffre dans lequel j'avais sombré. Un rêve peut-être? Ou la culpabilité? Tout ce que je sais, c'est que je me suis réveillé ce matin avec le besoin vital de voir Alfie. J'ai été horrible avec lui, je l'ai rejeté, l'ai tenu pour responsable de ce qui est arrivé. Pourtant, il a aussi perdu sa fille…

Je peux facilement l'imaginer s'occuper de tout, mettre de côté son deuil et son chagrin pour que je puisse avoir le mien impunément. Il est comme cela avec moi depuis si longtemps que je prends tout pour acquis, au point de le négliger. Ça me rend malade, autant mentalement que physiquement.

Je sors de ma chambre en chancelant. Il me faut quelques secondes pour me souvenir que je suis chez maman. Dans la salle de bain, je me passe de l'eau fraîche sur le visage pour chasser la nausée. Je jette un œil à mon reflet dans le miroir, mon visage est émacié, d'une pâleur fantomatique si ce n'est les cernes sombres sous mes yeux. Je m'en fiche. Non, je mérite d'avoir l'air si mal en point. J'ai abandonné mon mari.

Un flash de mémoire fait flancher mes genoux, je dois m'accrocher au meuble du lavabo. J'ai eu des mots terribles pour lui, des mots que je croyais penser à l'époque… J'étais si méchante, je voulais qu'il ait aussi mal que moi, voir plus! Comme si cela pouvait m'apporter le moindre réconfort! Mon dieu, je lui ai dit que j'aurais préféré qu'il meurt à leur place parce que tout était de sa faute!

J'ai du mal à respirer. Je me sens oppressée, comme si mon corps ne savait plus comment fonctionner sans Alfie. Je ne sais même pas s'il est ici maintenant. J'ai tellement besoin de lui, je veux le serrer fort et plus que tout lui demander pardon! Parce que depuis le début je savais…je savais que James était là pour voir Sarah et j'ai choisi de ne rien dire. Au fond de moi, je voulais qu'Alfie nous débarrasse de James comme je pensais qu'il le ferait d'un harceleur. Peut-être que si je lui avais dit plus tôt, les choses se seraient passées différemment. Alors, à qui la faute ?

J'erre dans le couloir, la tête embrumée, perdue dans mes pensées quand maman me trouve. Je vois la surprise sur son visage, bientôt remplacée par un sourire bienveillant. Je n'ai pas dû quitter la chambre souvent ces derniers temps. Elle ne fait pas d'histoires, me propose juste de prendre le thé avec elle dans le salon. Je lui en suis reconnaissante, comme je lui suis reconnaissante de ne pas m'obliger à engager la conversation. Je n'arrive pas à parler, j'ai même du mal à suivre ce qu'elle dit, incapable de me concentrer sur sa voix.

Je remarque le journal sur la table, daté du 14 janvier 1926. Mon cœur se serre. Si c'est l'édition d'aujourd'hui, cela fait exactement un mois que Sarah est décédée. Mon nez me picote, je sens les larmes monter. Je regarde Cyril qui dort sur mes pieds. Mon bon garçon. Je me penche pour caresser sa fourrure mais le mouvement me donne le vertige. Maman met sa main sur mon dos, demande si je vais bien. Je lui fais signe de ne pas s'inquiéter. Bien sûr, je ne vais pas bien, mais que peut-on y faire…?

Shefele, petit agneauOù les histoires vivent. Découvrez maintenant