14. Teddy

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Le 21 avril. C'est le jour où je suis sorti de l'hôpital. Le médecin voulait que je reste plus longtemps, il désapprouvait fortement mon souhait de faire un long voyage dans mon état mais rien n'aurait pu m'arrêter. J'ai attendu aussi longtemps que possible, assez longtemps pour être sûre de ne pas risquer la sécurité de mon bébé. J'ai fait en sorte qu'une sage-femme m'accompagne pour rassurer tout le monde, mais ma décision était prise. J'avais déjà l'impression d'avoir trop retardé le voyage, sachant ce qui m'attendait à Margate. Cela fait plus d'une semaine maintenant, le choc est passé, en quelque sorte. Le chemin sera long mais j'ai bon espoir.

J'ouvre lentement la porte pour ne pas la faire grincer et me faufile dans la pièce sombre. Le rideau est entrebâillé, laissant passer un rayon de lumière qui me permet d'éviter les meubles. Je me dirige vers le lit sur la pointe des pieds, je m'assois sur le bord. Alfie dort profondément - les analgésiques l'assomment mais ses cicatrices sont encore si douloureuses qu'il peut difficilement s'en passer - je m'allonge à côté de lui et me blottit contre son côté droit.

La moitié de son visage a été gravement défigurée quand on lui a tiré dessus il y a quelques mois. En février, peu avant mon anniversaire, alors que je luttais contre mon propre subconscient à l'hôpital de Cambridge. Il est aveugle de son œil gauche maintenant, mais il est vivant, c'est tout ce qui m'importe. Maman a attendu longtemps pour me parler de l'incident car elle craignait que je sois trop faible pour le supporter. Mon rêve s'était donc confirmé...

Bien sûr, Alfie ne veut pas me donner de détails sur qui lui a tiré dessus, ni pourquoi. Il m'assure que je n'ai plus à m'inquiéter, qui que ce soit, il ne reviendra pas. À part une poignée de proches, personne ne sait qu'Alfie a survécu. Très peu de gens savent que je suis en vie aussi. Ce qui signifie que nous pouvons commencer notre nouvelle vie après tout.

Je joue avec les poils sur sa poitrine, trace la ligne de sa clavicule. J'ai failli le perdre, tout perdre. Je me demande encore si je ne rêve pas de l'avoir retrouvé. Alfie bouge et grogne. Je me redresse pour lui donner un baiser. Il grogne à nouveau. Je le laisse se réveiller à son rythme, l'encourageant avec des baisers et des caresses puis je me lève, j'ouvre les rideaux et la fenêtre pour laisser entrer l'air frais et salé.

La plupart de nos fenêtres ont une vue imprenable sur la mer. Alfie passe des heures assis sur le balcon de son bureau à regarder les navires qui vont et viennent, parfois je l'entend tirer, sur les mouettes j'imagine. Son bureau est hideux, surchargé de toutes les choses qu'il a rapportées de son appartement de Camden, mais il semble aimer ça et je n'ai pas le cœur à lui dire quoi que ce soit. Le reste de la maison est assez joli pour qu'il puisse avoir cette pièce comme il l'entend.

Alfie s'est assis sur le bord du lit. Je l'aide à s'habiller, lui applique un onguent sur le visage. Il ne cesse de toucher mon ventre rond. Bébé ne bouge pas pour le moment mais il le fera sûrement plus tard. Le sourire d'Alfie quand il sent ses coups de pied est le cadeau le plus précieux. Je prends son visage en coupe, le soulève et pose un délicat baiser sur ses lèvres.

Après le petit déjeuner, nous décidons de sortir faire une promenade. Nous marchons tous les deux aussi lentement que des vieillards, la boiterie d'Alfie est plus forte qu'avant et il est encore très affaibli. De mon côté, j'ai adopté la marche dodelinante des femmes enceintes. Cyril aurait apprécié cette allure… Il me manque. Alfie m'assure qu'il est entre de bonnes mains. J'ai envisagé de lui demander si nous pouvions reprendre notre chien, mais quelque chose dans son regard quand Alfie parle de Cyril me dit que le chien lui rappelle trop Sarah - tous les trois jouaient beaucoup ensemble - alors je garde cela pour moi. C'est probablement mieux ainsi.

Alors que nous marchons main dans la main, Alfie semble perdu dans ses pensées. Je tire sur son bras pour le ramener à la réalité, il se tourne vers moi avec un sourire.

« Je pense que c'est un garçon, » dit-il.

Je lève les sourcils et réprime un rire. J'espère que c'est un garçon, mais j'ai appris à ne pas trop faire de plan sur les choses que je ne peux pas contrôler.

« Ne me dis pas que tu l'as vu dans un rêve, » je le taquine. « Ils se sont révélés parfois assez inexacts.  »

Il s'arrête et me fait face, les deux mains posées sur mon gros ventre, me regardant très sérieusement.

« Ce sera un garçon. Magnifique. Un merveilleux garçon. Edward Alfred Thomas Solomons. »

Je pouffe de rire, attendrie. Edward était le nom de mon père, je suis touchée qu'Alfie le considère pour notre fils. Mais…

« Thomas ? »

« Un très bon ami. Je ne serais pas là sans lui.  »

Je souris, pose ma main sur sa joue. Alfie peut parfois être si sentimental.

«Pas foutu de me tirer dessus correctement, » ajoute Alfie.

Je hoquète- Est-ce qu'il est devenu fou?! Alfie rit, puis tousse, puis rit à nouveau. 

« Ne t'inquiète pas, Shefele, il prend bien soin de notre chien.  »

« Tu as laissé Cyril avec l'homme qui a essayé de te tuer?» je demande stupéfaite.

« Ne sois pas comme ça, c'est quelqu'un de bien. J'étais- »

Alfie me regarde, plisse les yeux. Je suis trop choqué pour bouger. Alfie prend mes deux mains et les pose sur sa poitrine.

« Quand je n'y croyais plus, quand j'étais persuadé que tu ne te réveillerais jamais, j'ai fait…des arrangements. Je lui ai donné de bonnes raisons de me tuer, j'ai même sorti la carte du cancer, tu sais? Je ne sais pas à quoi il pensait ce jour-là pour me rater comme ça. C'était peut-être la main de Dieu...»

Alfie ricane de sa propre idée.

«Peu importe,» dis-je en me reprenant.  «Tu es là, maintenant. Je suppose que c'est tout ce qui compte. »

Il hoche la tête, je l'embrasse tendrement. Je romps le baiser et place rapidement la main d'Alfie sur mon nombril alors que je sens le bébé bouger.

« Tu vois, » dit Alfie, « il est d'accord avec moi. »

« Alors c'est comme ça ? Tu te ranges déjà du côté de ton père, Teddy?  »

Un autre coup de pied illumine le visage meurtrie d'Alfie. Je l'embrasse à nouveau puis il pose son front contre le mien. Rien ne nous empêchera d'être heureux maintenant, j'en suis certaine. La vie nous donne une seconde chance et je souhaite bien du courage à quiconque essayerait de nous l'enlever.






Fin.

Shefele, petit agneauOù les histoires vivent. Découvrez maintenant