Chapitre 11

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Svetlana Perova
23 juin 2019, 8 heure du matin
Appartement de Svetlana et Laila

​J'ai beaucoup de mal à croire que nous étions déjà le vingt-trois. Et que demain... Je ne peux pas partir sans rien dire à Laila. Elle doit savoir. Peut-être pas tout mais une grande partie. Je me levais tranquillement pour ne pas réveiller mon amante qui dormait encore.
Je préparai du café – beaucoup de café – de la nourriture et de l'eau. Je posai tout ceci sur la table basse et commençai ma première cigarette de la journée. Laila arriva deux minutes plus tard.
« -Coucou mon amour. Tu as préparé le petit déjeuner, c'est sympa merci.
-Bonjour chérie. Assis-toi je t'en prie.
-Ça ne va pas ? » Elle se servit une tasse de café et me regarda, inquiète.
« -Je t'ai dit qu'un jour je te raconterai tout.
-Oui.
-Je pense que c'est aujourd'hui. J'en peux plus de te cacher tout ceci.
-Je t'écoute. » Je pris une longue inspiration, une gorgée de café et me lançai.
« -Je suis née en Russie et à onze ans, alors que je m'apprêtais à rentrer à l'école de danse Vaganova, ma mère m'annonce notre départ pour la France. Ça a été un vrai traumatisme pour moi. Je me revois encore penser dans ma chambre que j'allais revenir en Russie pour entrer à l'académie. Cela ne s'est jamais produit. Pire ! ma mère n'a jamais voulu réentendre parler de la Russie. A mon entrée en cinquième j'ai rencontré Kim comme tu le sais. Il était également russe et c'est vraiment lui qui m'a sauvé. Au début en tout cas. Car mon année de cinquième a été un traumatisme entier. Une phobie sociale s'est développée, une peur de l'échec qui m'empoisonnait, une perte immense de confiance en moi et d'estime de moi. Je suis tombé peu à peu en dépression. Et puis des peurs ont commencés à se développer comme la peur des hommes. Kim était la seule exception. J'ai aussi compris que j'aimais les filles. Ce qui me fit encore plus bizarre. Avec Kim on a fait les quatre cent coups certes mais on se poussait vers le haut mutuellement. C'est grâce à lui que je ne suis pas complètement tombée. Puis mon année de quatrième était pire que la précédente. Malgré tous ses efforts, Kim n'arrivait plus à m'aider et je devais donc aller voir une psy.
La solution qui m'aidait à continuer à vivre était la mutilation. Ça peut paraitre paradoxal mais ressentir une douleur et voir ces multiples coupures me permettaient de comprendre que je n'étais pas complètement partie. Que je restais encore un peu sur Terre. J'ai fait ma première tentative de suicide en quatrième. On ne va pas dire que ma mère m'ait beaucoup soutenue. Ce serait plutôt l'inverse. Elle n'était pas là, jamais. Alors j'ai dû comprendre que je devais vivre avec une mère absente. Une mère pour me faire des câlins mais pas pour me sauver de l'enfer dans lequel j'étais. Une mère pour me protéger du monde extérieur mais une mère absente pour me protéger du monde que je me créais peu à peu dans ma tête. A un tel point que ce monde se mélangeait à la réalité. Je crois que je n'ai toujours pas trop accepté. C'est plus compliqué quand on la voit tous les jours de se dire qu'elle ne pourra jamais être là pour vous.
Je n'ai jamais connu mon père. Je n'ai qu'un vague souvenir de lui. Mais ma mère l'aimait beaucoup et je crois que c'est encore le cas. Elle me disait qu'il était parti à la conquête de nouvelles aventures. A douze ans, j'ai appris qu'il était mort, suicidé. Ça a été dur. Alors ce manque d'affection à cause de l'absence de ma mère et de mon père surtout m'ont fait me faire tourner vers des garçons qui étaient des vrais connards. A cause d'eux ma phobie sociale et ma peur des hommes ont encore plus augmenté puis de l'anorexie d'abord mentale puis physique est arrivée. J'avais même peur de Kim parfois. Je me renfermais sur moi-même, le monde que j'avais créé devenait mon monde. La réalité n'existait plus pour moi. Seulement des angoisses, des peurs, de la terreur. Partout, il n'y avait que cela autour de moi. Ce qui m'a sauvé a été de découvrir l'anarchisme. Puis vint ma troisième. Juste avant la rentrée, le trente-et-un aout je rencontre une personne qui me sauvera pendant un an. Bartolomeo. On était pareil. Il m'a fait comprendre tellement de chose, m'a fait avancer dans mon développement spirituel et intellectuel. Ce qui nous unissait tant c'était Antigone de Jean Anouilh, un chef-d'œuvre littéraire. C'est cette pièce qui nous a fait tout comprendre. Nous la connaissions par cœur à force de passer des nuits et des nuits à la réciter.
Avec lui j'ai fait des manifestations, j'ai finis plusieurs fois en garde à vue, j'ai eu le courage de me lancer et de faire des actions. Nous avions tous les deux la même passion pour les années vingt, trente, quarante et cinquante. Nous étions pareil, en dehors de la société.
Le seul lien que nous avions était entre nous deux. Rien ne nous reliait à la Terre. Nous voulions vivre mais vivre libre. Quitte à ce qu'on nous juge et nous regarde de travers. Quitte à ce qu'on finisse en prison. Vivre libre ensemble, ou mourir. Nous ne voulions plus vivre enchainé à un manège qui tourne sans fin avec des ombres que les puissants agitent devant nous pour nous faire croire que c'est le vrai monde. Il était entré dans mon monde et avait fait partir loin toutes ces angoisses et peurs loin de moi, de nous. Au début nous voulions le faire comprendre aux autres mais ils nous prenaient pour des fous. Nous avions donc fini par abandonner et vivre notre vie de seuls, dans notre monde à nous. Ce n'était pas une bulle qui nous coupait du monde quand nous nous étrennions. C'était beaucoup plus fort que cela. On regardait le « vrai monde » tourner et nous en rigolions. Nous avions compris que la limite entre l'imaginaire et le réel était translucide. Le réel et l'imaginaire se mélangeaient pour nous, ces termes ne voulaient plus rien dire.
Nous n'avions aucunes contraintes, on faisait ce qu'on voulait lorsqu'on voulait. Les seules règles auxquelles on obéissait étaient celles de la nature. C'est tout. Mais nous étions beaucoup trop libres et nous n'avions pas le mental pour vivre ainsi. La liberté peut amener à des choses horribles. A treize ans, une telle liberté ne peut être gérer et on finit par commettre quelque chose d'irréparable. Le trente-et-un, un an pile après notre rencontre, juste avant mon entrée en seconde, Bartolomeo m'a violé. » Je me stoppai pour prendre un peu de café et me rallumer une énième cigarette.
« -Au début je n'ai pas réagi. J'étais encore dans notre monde mais y vivre me faisait de plus en plus mal. Les premiers mois de ma seconde sont brumeux. Je vivais dans un nuage de cannabis, dans une pluie de sang et d'alcool et dans une neige de médicaments permanents. En janvier 2015 je fais une tentative de suicide. D'abord je suis allée à l'infirmerie à cause d'une crise de panique en cours. Elle m'a laissé seule, avec ma lame. Je me suis ouvert les poignets alors que les dernières cicatrices dataient d'il y a à peine quelques heures. Je ne voulais pas rester. Je savais que je ne pourrai jamais revenir dans le manège de la société et sortir de notre monde me semblait impossible. Alors j'ai cassé une vitre, je me suis recoupée et je me suis enfuis. Je suis montée sur le toit du lycée et j'ai sauté. » Je me stoppai encore une fois pour essuyer mes larmes.
« -J'ai passé deux ans en hôpital psychiatrique. Je revois encore ce lieu, la vieille bâtisse immense en forme de U, dont toute une aile était réservée à l'hôpital. Tout le reste appartenait à l'hôpital psychiatrique. Un gigantesque parc l'entourait. On ne pouvait pas y rester sans surveillance, sauf si le psychiatre nous y autorisait. On pouvait y fumer par contre.
C'était le paradis et l'enfer en même temps. Le paradis car nous étions totalement isolés du monde extérieur, personne ne se souciait de notre existence. L'enfer car les infirmières nous regardaient comme si nous étions des monstres. Car les psychiatres ne nous prenaient pas au sérieux. Car nous étions enfermés dans cette enceinte magnifique. J'entends encore les cris des autres patients hurler qu'on les lâche ou qu'ils veulent mourir, en finir avec leur vie. Qu'ils sont perdus pour toujours. J'entends encore les pas des infirmiers courir pour voir si un des patients ne s'est pas pendu avec son drap ou ouvert les veines avec les ressorts du lit.
J'étais dans une des chambres du dernier étage, sous les toits. Nous étions dix à cet étage. C'était comme une petite vie qui s'était créé. Nous ne voyions presque jamais les autres patients. On nous appelait « les perdus pour toujours ». Nous étions considérés comme irrécupérables, par les patients mais par l'équipe soignante aussi. Alors on avait plus de liberté. Nous étions tous suicidaire, bi ou pan – je ne te détaille pas tout ce qu'il s'est passé –, fumeur de tabac et d'herbe, drogués au taz ou à la cocaïne. Les trois-quarts de notre groupe étaient anarchistes.
Pendant ma première année j'ai été presque vingt-quatre sur vingt-quatre avec une fille, Lina. Je crois qu'on s'aimait ou qu'on était trop désespérées et que nous étions notre seule bouée de sauvetage.
Une fois nous nous étions cachées sous les toits car des trappes dans nos chambres permettaient d'y accéder. Et nous avions fumé – pas que du tabac – et bu un peu trop. Nous avions fini par coucher ensemble et les infirmiers nous ont vite trouvés.
J'avais six heures de cours par semaine, même si la plupart du temps je les séchais, et j'ai pu reprendre les cours normalement à ma sortie.
Après deux ans d'hôpital psychiatrique je dû retourner à la vie normale mais je me disais que tout avait changé. Que Bartolomeo n'était qu'un gros connard. J'avais, il me semble, réussis à l'oublier. A ma sortie de cet parafer Kim ne m'a pas recontacté. En réalité je ne lui parlais plus trop depuis mon entrée en seconde. Je pense qu'il s'imaginait que j'étais morte pour que mon absence soit moins dure à supporter.
Même pas un mois après mon retour je décide de partir de chez ma mère. L'environnement familial m'étais désormais impossible à supporter. Alors en même temps que de passer mon bac je devais travailler pour payer mon loyer et ma bouffe. Ensuite j'ai fait un an de fac et j'ai arrêté. La France me rappelait beaucoup trop de souvenirs. A chaque pas que je foulais je repensais à chaque instant passé dans cette ville. J'ai décidé de partir et de revenir en Russie. Ce pays me manquait beaucoup. Et maintenant me voilà. » Je pris une grosse gorgée d'eau et essuyai mes larmes. Laila aussi pleurait.
« -Je n'ai pas finis.
-Continue, je t'en prie. » Elle me sourit timidement pour m'encourager. C'était là la partie la plus dure de l'histoire.
« -Avant, sache que je t'aime de toute mon âme. Vraiment ne l'oublie jamais. Promets-moi ça.
-Je te le promets.
-Et promets-moi que tu ne diras rien après ce que je vais te dire. Promets-le-moi.
-Je te le promets.
-Merci. » J'allumai une cigarette et repris mon histoire.
« -Avec Bartolomeo, Antigone était notre pièce favorite car elle reflétait exactement ce que l'on pensait. Pour nous Antigone rejetait la société et la justice humaine. Pour nous Antigone ne voulait pas devenir « adulte ». C'est pour cela qu'elle s'est suicidée. Sa sœur Ismène est plus âgée qu'elle et elle ne veut surtout pas devenir comme elle. J'ai cinq ans d'écart avec ma sœur. Et ce que j'ai vu d'elle à vingt ans m'a fait peur. Je me suis juré de ne jamais devenir comme elle. Alors je m'identifiais énormément à Antigone, j'avais même l'impression d'être elle. Bartolomeo était Hémon. Nous étions tous les deux des amants se battant contre l'injustice humaine et la société. Et nous nous sommes mutuellement jurés de ne jamais devenir ni un Créon ni une Ismène. Quitte à mourir. » Laila allait ouvrir la bouche. « Ne dis rien je t'en supplie c'est dur pour moi alors ne prononce pas un mot. » J'éteignis ma cigarette et en pris une nouvelle. « Un jour où nous étions sur son balcon à observer le ciel de Lyon il m'a dit : « Quand viendra mon tour de me lever et de me suicider je veux que cela soit un vingt-quatre juin, dans une douce soirée, avec ce vent léger qui me donnera du courage. » Je lui ai dit que moi aussi je voulais mourir un vingt-quatre juin. Aujourd'hui nous sommes le vingt-trois.
-Sve...
-Ne parle pas ! je t'en supplie ne parle pas... Il reste encore une dernière chose que tu dois savoir avant. Bartolomeo est en Russie et nous nous sommes revu. Il ne me forcera jamais à faire quoi que ce soit. Ne le hais que pour ce qu'il m'a fait le trente-et-un aout 2014 et pas pour autre chose. Car je ne veux pas devenir adulte. Je ne veux pas devenir comme ma sœur, je ne veux pas oublier. Alors je préfère partir avec tous mes souvenirs en tête plutôt que de continuer à grandir et d'oublier. Je suis pleinement responsable de mes actes, je te le jure et en aucun cas il ne m'a manipulé ou je-ne-sais-quoi pour me faire faire ça. Je l'ai décidé et rien ne pourra me faire changer d'avis. » Je finis ma tirade et Laila ne répondit rien. Elle prit ses chaussures et partit. Je ne m'attendais pas à une autre réaction. Il était neuf heure trente. Je me préparai donc pour la journée de demain. Pour ma dernière journée.

​Ce n'est que vers vingt heure qu'elle revint. J'étais dans mon nouveau bureau, en train d'écrire. Elle toqua, je rangeais mes affaires.
« -Je te dérange ?
-Non, jamais. » Elle entra timidement et me prit dans ses bras. Elle sentait l'alcool.
« -Laila, qu'as-tu fais ?
-Je voulais boire pour oublier mais après une bière j'ai arrêté. Je te promets que je n'ai rien bu de plus.
-Je te crois mon amour.
-Je t'aime Svetlana et si tu pars je ne pourrais jamais m'en remettre.
-Je t'aime Laila. Si je pars tu as intérêt à rester ici. » J'avais envie de sortir une citation d'Antigone mais je ne préférais pas.
« -Pourquoi veux-tu partir ?
-Car je n'ai plus rien à faire ici.
-Et moi ? Et Kim ? Et Florian ?
-Laila, je n'ai pas envie de t'en parler. Cela te ferait trop mal. Mais je te jure que tu sauras tout. » Je pris un carnet noir sur mon bureau. « Mon carnet d'écriture. Je te le donne. Ne le lis pas devant moi. Je t'en supplie. Lis-le demain.
-Merci. » Elle prit le carnet timidement.
Nous étions dans notre chambre à regarder le plafond. La discussion de la journée avait profondément touché Laila, je le sentais. Mais je ne pouvais pas partir sans rien lui dire. Les raisons de mes prochains actes sont dans mon carnet d'écriture.
« -Bonne nuit mon amour. A demain.
-Bonne nuit ma chérie. Je t'aime fort. » Cela aurait été mentir que je dise à demain à mon tour. Car demain elle ne me verra plus.

2585 mots
Je pense que c'est ce chapitre qui m'a donné envie de faire un tome 2 en vrai (qui est en écriture lente et compliquée...)
J'espère que ce chapitre vous a plus, les deux derniers chapitres seront publier un peu plus tard, faut que les modifie un peu.

Bise
Rose

A la recherche d'un titreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant