Les Français s'arrêtèrent une fois de plus, épuisés, alors que le soleil se levait sur la campagne italienne, une journée après Padoue et à une demi-journée de Monfalcone. Cela faisait presque une semaine qu'ils marchaient en s'arrêtant quelques heures à la tombée de la nuit et au lever du jour, pour rejoindre Sarajevo le plus vite possible. Pour l'instant ils n'avaient rencontré aucune difficulté venant des autochtones, et parlaient peu entre eux pour éviter d'être démasqués. Seuls Nathaniel, Beaux et Defauville parlaient italien et c'était eux qui s'adressaient aux curieux ou aux paysans accueillants que leurs vêtements de pèlerins attendrissaient.
-Je déteste les Italiens, soupira Marcelac, un petit roux aux yeux vifs, en se laissant tomber par terre. Les pires pourritures du monde.
-Et moi c'est les Allemands que je hais, rétorqua Josfre.
-Ce que je veux dire, c'est que les Italiens sont odieux, vivent dans des taudis, parlent une langue horrible et leurs femmes sont les pires commères du monde.
Nathaniel et Defauville, qui avaient tous les deux une mère Italienne, grimacèrent alors que Marcelac continuait de déverser des injures et de maudire chaque habitant que ce pays comptait. S'il continuait de crier, ils se feraient rapidement démasquer, aussi Gulliver se chargea de le faire taire en lui assurant qu'il le pendrait lui-même au poste de douanes s'il ne cessait pas immédiatement. Le rouquin lui jeta un regard méprisant mais s'exécuta et ils s'installèrent pour se reposer. Alors qu'ils s'allongeaient, Defauville se tourna vers ses compagnons et demanda de sa voix rauque de paysan :
-Vous avez pensé au mariage, quand la guerre sera passée ?
-La guerre ne viendra pas, certifia Thomas en fermant les yeux.
-Je suis sûr que si. Gaspard, tu as des projets ?
Nathaniel faillit rétorquer qu'il n'avait que seize ans, que c'était trop jeune mais se mordit la lèvre juste à temps. Il était Gaspard, ici, et il était majeur. De plus, aux yeux de ses camarades, un grand gaillard comme lui ne pouvait qu'avoir des projets de famille – surtout qu'ils s'étaient mis en tête qu'il fréquentait Roseline Villadoux. Il respira un grand coup, comme s'il s'apprêtait à faire un aveu, puis chuchota :
-Pour l'instant, je n'ai pas rencontré la femme de ma vie mais je sais que je la rencontrerais pendant la guerre... si l'on en croit les prédictions de la vieille femme au coin des halles !
Les autres ricanèrent et Nathaniel soupira. Cela faisait pourtant un an et demi qu'il avait revêtu l'identité de son frère mais il n'arrivait pas à s'y faire. Un jour, il serait démasqué, et seul Dieu savait ce qui se passerait ce jour fatidique...
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Les soldats contournèrent Monfalcone, l'une des dernières villes avant la frontière de l'Autriche-Hongrie. Le soleil commençait à descendre et ils voulaient passer la frontière en douce cette nuit, aussi décidèrent-ils d'accélérer malgré la fatigue générale. Ils refusèrent l'offre d'une paysanne qui, ayant pitié de leurs habits de pèlerins et de leurs mines hagardes, leur proposait de se restaurer chez elle, et continuèrent dans l'obscurité grandissante.
Vers minuit, alors qu'ils s'approchaient de la frontière, Albuman ordonna de s'arrêter.
-Il y a du monde avant nous, chuchota-t-il en désignant un groupe caché dans des fourrés. Je dirais une douzaine de personnes, peut-être quinze.
Les Français se dissimulèrent, sortirent leurs armes de leurs chemises – des revolvers type 1873 – et attendirent. Personne ne bougea jusqu'à une heure du matin, quand soudain un coup de feu retentit, suivit de cris.
-Bon Dieu ! jura Josfre. Ils tirent sur les douaniers ! Gaspard, on doit traverser !
-Non, c'est trop dangereux, pas en pleine fusillade !
Tout à coup, Josfre s'écroula en poussant un cri et en portant la main à son torse. Une balle perdue venait de l'atteindre.
-Il y en a d'autres là-bas ! aboya un douanier en italien.
Les Français se mirent en position de tir, regrettant presque de ne pas avoir emporté des fusils de l'armée – les mousquetons 1892 – et ouvrirent le feu sur les douaniers et sur l'autre groupe. Nathaniel tirait un peu à l'aveuglette, à moitié ébloui par les coups de feu.
Et soudain, le silence complet. On n'entendait même plus les gémissements des blessés. Il jeta un coup d'œil à Beaux, encore debout, qui acquiesça : les douaniers avaient été abattus, et l'autre groupe avait subi autant de dégâts qu'eux. Les deux Français s'approchèrent du refuge de leurs rivaux et découvrirent une hécatombe : huit personnes étaient à terre, mortes ou en train d'agoniser, et trois hommes et une jeune fille semblaient encore valides. Des Serbes.
-Rendez-vous immédiatement, ordonna Nathaniel en italien
-Tu n'es pas Italien, je me trompe ? le nargua l'un des hommes, un Italien pure souche scandaleusement sûr de lui
Beaux lui tira une balle dans la jambe, lui arrachant un cri de douleur.
-Tais-toi. Gaspard, ajouta-t-il en français, surveille ce crâneur et la fille, je m'occupe des autres.
Nathaniel acquiesça, sachant ce que son camarade avait en tête. Le soldat abattit les deux Serbes encore vivants et acheva les agonisants. Il ne fallait pas tuer les Italiens, sans quoi le pays entier allait se rebeller et accuser leurs ennemis. Puis ils trainèrent les deux survivants jusqu'à leur cachette, où Cauluzac récitait le dernier sacrement pour Josfre, Gulliver, Marcelac et Defauville. Un véritable carnage. Albuman se tourna vers eux :
-C'est qui, ça ?
-Des prisonniers, coupa Beaux. Retournons au village précédent et tentons d'y trouver secours.
-Que faisons-nous d'eux ? demanda Cauluzac en désignant les morts. Devons-nous les laisser là, ou les enterrer en terre chrétienne ?
-Nous n'avons pas le temps, une patrouille peut arriver n'importe quand. Prenez leurs sacs et tout ce qui peut les identifier. N'oubliez pas leurs armes.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Moins de cinq minutes plus tard, les cinq Français – Beaux, Thomas qui était à moitié évanoui à la suite de ses blessures, Cauluzac, Nathaniel et Albuman – et leurs deux prisonniers frappaient à la porte de la paysanne qui leur avait proposé l'hospitalité quelques heures plus tôt. Celle-ci les accueillit, horrifiée, et appela sa fille pour venir les soigner.
-Merci pour tout, madame, la remercia Nathaniel
-Doux Jésus, mais que vous est-il arrivé ?
-Nous nous sommes fait attaquer par des brigands...
-Seigneur Dieu ! Valentina, que fais-tu ?
-Me voici, mère.
Aux yeux des cinq soldats, ce fut comme si un ange venait d'entrer. Valentina était... juste magnifique. Même si elle portait une jupe longue et une blouse de paysanne, on devinait sa minceur, et ses grands yeux noirs se posaient calmement sur chacun d'entre eux.
-Voici ma fille, la présenta sa mère avec fierté. Elle est infirmière.
La jeune femme eut un sourire puis s'approcha du prisonnier.
-Je suis Riziero Vespacini, lança-t-il avec un regard narquois. Et voici ma femme, Isabella Vespacini.
-Ne parle pas, le coupa Valentina. Moins tu en diras, mieux ce sera.
Sa mère ne parut pas entendre, sans quoi elle l'aurait rabrouée copieusement. Selon Carla Dellini, l'hospitalité aux chrétiens était primordiale. Elle s'afférait à faire réchauffer la soupe qui attendait sur le coin de la cuisinière.
Riziero parut vexé par cette réplique. A Rome, son nom inspirait au pire le respect, au mieux la terreur, alors qu'ici il était prisonnier de Français et qu'une femme se permettait de le faire taire. Il était prêt à sortir une réplique cinglante quand sa jeune épouse posa une main sur son bras et désigna du menton Beaux qui avait porté la main à son arme, dissimulée dans sa chemise. Valentina surprit cet échange silencieux mais n'en laissa rien paraître. Quelque chose ne tournait pas rond chez ces « pèlerins », et elle se ferait un devoir de découvrir quoi.
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PROJET KOSMOS - 1914
Fiction HistoriqueL'histoire et la série « Projet Kosmos » sont une libre inspiration de faits réels. En l'absence de preuves et pour votre bien, continuez de croire vos livres d'Histoire. Il y a des milliers d'années, bien avant l'apparition de nos ancêtres sur Terr...