Chapitre 5

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       Plusieurs jours étaient passés. Des jours durant lesquels je me raccommodais à mon ancienne vie à Specter. Mon ancienne vie avant Odium. Et tout le reste.
Après le départ des Anarchistes, je participai à plusieurs missions de rang D : de banals services à rendre aux civils, rien d'extraordinaire, mais c'était toujours mieux que de rester entre quatre murs à ressasser.
Je ne savais toujours pas quoi faire. J'avais bien envie d'envoyer Heesadrul au diable mais c'était bien trop risqué et irresponsable. Accepter son deal l'était tout autant, mais j'aimais à croire que les conséquences n'en seraient que moins fâcheuses. Mieux valait pour moi ne pas glisser ma tête dans la gueule du lion. Mieux valait subir les potentielles attaques d'un fanatique ravi que contrarié.
Même si la balance penchait davantage vers l'accord, Ether me donnait encore un arrière goût de trahison. Je ne savais si cela venait du fait qu'elle se soit autant approchée de Jane et des autres en général ou simplement parce qu'elle avait menti. La deuxième hypothèse me paraissait peu probable, ce n'était pas comme si c'était la première personne à jouer double jeu que je rencontrais, il n'y avait alors aucune raison pour que je me sente offensée. Mais accepter cet accord signifierait travailler avec elle, et je ne pouvais pas faire équipe avec quelqu'un en qui je n'avais pas confiance. Encore moins pour une mission tordue confiée par un fanatique. Je pouvais évidemment refuser sa compagnie, mais quelque chose me disait qu'elle était sans doute la moins douteuse des Draatinga.
         Tout en passant mes mains dans mes cheveux trempés par l'agréable cascade d'eau chaude, je poussai un soupir irrité. Me laissant tomber contre la paroi de la douche, je frémis lorsque la fraîcheur caressa mon dos égratigné. En jetant un coup d'œil à mon reflet embué, je réalisai que mon agacement ne faisait que ternir davantage mon visage déjà bien assez inexpressif.
        Je sortis de la salle de bain et trouvai Jane "jonglant" avec ma paire de couteaux karambit cendrée que j'avais négligemment jetée sur mon lit aux côté du reste de mes armes. Par une étrange coïncidence qui me suivait depuis des années, tout mon équipement était gris, c'était donc devenu "ma" couleur. Les autres faisaient par conséquent en sorte de ne jamais me la voler, convaincus que c'était volontaire et que je tenais à cette marque de fabrique alors que cela m'était égal.
        — Alors, fit-elle sans me regarder. Cette douche t'a fait du bien ?
        — Oui, répondis-je en fouillant dans mon placard à la recherche de vêtements propres.
        — Ces trucs sont marrants. Ça fait longtemps que je n'en ai pas vus, il faut dire que tu es la seule à utiliser ces armes... primitives.
        Je me tournai vers elle.
        — Primitives ?
        — Me regarde pas comme ça.
        — Comme quoi ?
        — Comme si je t'avais craché dessus.
        — Tu m'as pas craché dessus...
        Elle haussa les sourcils en faisant tournoyer un couteau avec son index.
        — Nan, j'ai juste critiqué tes armes.
        Je tiquai sur le terme.
         — Ce n'était pas une... critique.
        Elle pouffa.
        — Ouais, c'est clair qu'à tes yeux c'était un crime passible de peine de mort.
        — Elles sont utiles, me défendis-je.
        — Je n'en doute pas.
        En me rhabillant, je baissai les yeux vers mes poignets et vis les marques de doigts d'Ether, toujours apparentes après plusieurs jours. Ma peau était même devenue rouge, sèche et douloureuse, comme si j'avais attrapé un coup de soleil. Je n'aurais pas été surprise avec des traces bleues ou violettes, signe qu'elle m'avait fortement empoignée, mais là, cela ressemblait davantage à une marque de brûlure, ce qui n'avait pas de sens.
        Cela aurait été naturel, avec une Axona Huo qui lui aurait permis de cultiver le feu. Mais nous étions à Specter, le pays du Vent, alors la seule explication était qu'elle maniait illégalement le feu d'Odium en plus, ou à la place, du Vent de Specter.
        Ce qui, là encore, n'avait pas de sens. Comment aurait-t-elle pu se rendre à Odium ? En plus, les nobles n'avaient pas pour habitude de cultiver leurs pouvoirs, ils avaient des gardes du corps pour ça. Puisque c'était un processus difficile et épuisant qui demandait beaucoup de motivation, ce n'était pas très fréquent chez les civils non plus; c'était un peu comme rencontrer quelqu'un qui excellait dans un sport de combat : en faire durant une unique année était futile et insuffisant pour savoir se battre, et en pratiquer durant de nombreuses années n'était pas fréquent non plus.
Je balayai ces suspicions de mes pensées déjà saturées et rabattis mes manches sur mes poignets avant de me tourner vers mon lit, miné par mon équipement.
        — Ça te manque ? ai-je fini par demander.
        — Quoi ?
        Je désignai les armes éparpillées du regard avant de m'assoir pour les ranger.
        — Non, railla-t-elle. Ça me rappelle trop notre mère.
         — Vous êtes tellement différentes, ai-je commenté.
         — Pas tant que ça, dit-elle en me lançant les deux couteaux pour les ranger. Disons juste que penser différemment et être têtu ne font pas bon ménage dans notre famille (elle baissa les yeux, nostalgique) Papa ne se disputait jamais avec elle, il était comme toi, il laissait tout couler.
        — Oui, murmurai-je.
        Je n'avais pas beaucoup de souvenirs de mon père, mais je sais qu'il n'était pas bavard et qu'il préférait la confiance aux bavardages inutiles. Il était mort durant une mission pour les Chouettes lorsque Jane et moi étions enfants, ma mère ne nous en a jamais dit plus.
        Je n'avais jamais insisté, contrairement à Jane. C'était l'une de leurs nombreuses disputes.
        Je relevai la tête vers ma soeur.
        — Je ne laisse pas tout couler.
        — Ouais, ironisa-t-elle.
        — Je ne suis pas une bonne poire, insistai-je.
        — OK ! céda-t-elle en levant les mains en l'air avant fouiller dans sa poche. Si tu le dis.
         Je soupirai et la vis avaler une pilule avant de lancer la boite, sûrement vide, dans la corbeille à papier.
        — Fini ! Maintenant je n'ai plus que mes yeux pour pleurer.
Je ne répondis rien et la regardai se lever difficilement pour s'allonger à côté de moi en inspectant distraitement mon pistolet, perdue dans ses pensées.
        Oui, je devais en finir.


T1 Jaïna : RenaissanceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant