Chapitre 2

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   Une fois arrivées sur place, j'eus à peine le temps de m'extasier sur la magnificence du palace des Draatinga, immense, somptueux, spacieux, luxueux — tout à l'image d'une grande et puissante famille de Specter —, puisque d'imposants gardes se précipitèrent autour du véhicule d'Ether, mais étrangement, tous étaient des hommes. Je me tournai vers elle.
— Il n'y a que des hommes ? ai-je demandé en me tournant vers elle.
Elle retira la clé du contact, et le moteur rugissant se tut immédiatement.
— Oui, répondit-elle. Le big boss préfère les muscles saillants masculins pour assurer ses arrières.
Les familles telles que les Draatinga avaient énormément d'employés, mais les missions aussi... personnelles n'étaient résérvées qu'aux gardes rapprochés. Si la garde était exclusivement masculine, quel poste pouvait bien occuper Ether pour que Heesadrul Draatinga lui accorde une confiance pareille ?
— Et toi ? insistai-je.
Son sourcil tressauta et elle se tourna vers moi en me regardant dans les yeux quelques instants comme si elle y cherchait quelque chose, elle dut le trouver puisqu'elle me répondit en souriant :
— Je travaille à temps partiel.
Je baissai les yeux vers mes mains.
— Les fins de mois doivent être dures, dis-je àvoix basse.
— Pas tant que ça, répondit-elle en évitant mon regard. Cette voiture n'est pas si chère (elle se tourna vers moi en souriant) Mais dis-moi, tu es bien loquace, qu'est-ce qui t'arrive ?
Je reportai mon regard sur la cour et sur les dizaines de gardes qui nous entouraient.
— L'appréhension.
— Tu appréhendes de rencontrer le chef ?
J'hésitai avant de répondre mais finis par soupirer.
— Je garde mes distances avec les grandes familles telles que les Draatinga. Après tout ce qu'ils ont— et continuent — de faire à Specter (je murmurai inconsciemment) Le quartier où j'ai vécu est l'un des plus touchés par ces abus de pouvoirs. Nous avons toujours été persécutés, il arrivait que certains sortent le matin travailler et qu'on apprenne dans la soirée qu'ils avaient été emprisonnés pour aucune raison. Vint ensuite ce qui est arrivé à Jane, et mon emprisonnement...
— Tu as l'air de vraiment les détester, souffla-t-elle, le regard rivé sur la bâtisse.
C'était le cas. Inutile d'être doué en histoire pour se rendre compte des atrocités qu'infligeaient les hautes familles aux basses classes. Évidemment, ils œuvraient pour le bien des individus susceptibles de faire briller la nation. Cela excluait les familles telles que la mienne.
Les Draatinga ne siégeaient pas au conseil du Primedia, mais ils n'en restaient pas moins une des douze familles fondatrices de Specter. Ce statut était suffisant pour en faire des tyrans, cela coulait de source.
Je ne répondis rien mais lâchai tout de même un rapide « Mmh ».
Après plusieurs secondes de silence dans l'habitacle pendant lesquelles Ether semblait perdue dans ses pensées, celle-ci finit par se tourner vers moi, l'air de rien en me lançant avec un léger sourire, comme forcé :
— Bon, assez bavardé, le but de ta venue doit t'intriguer, non ? Allons voir de quoi il s'agit.
Nous nous extirpâmes alors de notre moyen de transport et nous dirigeâmes vers la bâtisse.
Les jardins qui bordaient le palace étaient tout aussi fastueux, rien de surprenant cela dit. Cela était sans compter les uniformes du personnel, soignés et impeccables. Les quelques jardiniers et servants que je vis étaient tous vêtus du même accoutrement que les gardes, j'en déduisis donc que la dispense d'Ether devait être due au poste particulier qu'elle devait occuper.
Du coin de l'œil, je la vis toujours aussi perdue dans ses pensées, comme si quelque chose la tracassait. Je me retins évidemment de lui poser la question, il était tout à fait compréhensible qu'elle ne veuille pas partager ses pensées avec quelqu'un qu'elle venait tout juste de rencontrer— dans des circonstances pareilles, qui plus est.
Arrivées dans l'enceinte de la bâtisse, j'eus évidemment droit à de nombreux regards suspicieux, certains me regardaient même avec dégout. Rien de bien étonnant. Mon univers était bien loin du leur, féérique et argenté.
— Attends-moi ici, je ne serai pas longue, me dit Ether en s'arrêtant devant une porte au premier étage. Je vais voir si le Maître est prêt.
Un des gardes, un peu plus âgé que les autres, grand et baraqué, qui nous avait suivi de près, intervint à ce moment-là.
— Nul besoin, je vais m'en charger, si vous le souhaitez.
Ether lui sourit et secoua la tête.
— C'est bon Steadfast, je m'en occupe.
Elle me regarda et hocha la tête avant de rentrer dans la pièce.
Durant plusieurs secondes, je restai là, debout, dévisagée par toutes les personnes présentes avant que Steadfast ne leur intime de reprendre leur tâche. Nous restâmes donc seul à seul dans le grand hall, lui toujours positionné derrière moi. Je pouvais sentir son regard sur moi, mais n'en fus pas plus gênée que ça, il s'agissait de son travail après tout.
Ether finit par ouvrir la porte et m'intima d'entrer. Steadfast resta évidemment devant la porte. La pièce, éclairée par d'immenses baies vitrées, était ornée de fresques magnifiques qui s'étendaient du sol au plafond, le blason de la famille était suspendu au mur auquel nous faisions face, en dessous duquel se tenait un bureau moderne équipé d'un ordinateur tout aussi récent —valant sûrement une fortune. Il y avait néanmoins quelques touches d'ancien çà et là : des sculptures sur des socles, des chandeliers, des bibliothèques. Au centre de la pièce, deux grands canapés blancs séparés par une table basse en verre se faisaient face. Et assis dessus, Heesadrul Draatinga.
Heesadrul était un homme d'une quarantaine d'années aux cheveux bruns et eux yeux rusés, qui portait des colliers en or et des anneaux aux oreilles. Lorsque j'eus franchi la porte, ses yeux noisette se levèrent vers moi avec intérêt, et il déposa tout de suite son verre de vin sur la table.
Il se leva en redressant son imposante carrure et s'approcha de moi d'une démarche dominante et prédatrice avant de me tendre sa main. Avec un sourire qui ne trahissait aucun manque de confiance, il me dit :
— Vous devez être Jaïna, j'attendais votre venue avec impatience,. Je suis ravi que vous ayez répondu positivement à mon invitation (je tendis ma main et, contre toute attente, il me gratifia d'un baisemain. Mal à l'aise je me retirai de sa poigne. Il n'y réagit pas et cela ne sembla pas le perturber, sans doute que ce genre de geste était encore d'actualité chez les nobles. Mais en ce qui me concernait, les contacts physiques étaient quelque chose que je réservais uniquement aux membres de ma famille—les poignées de main, mises à part) J'ose espérer qu'Ether ait su vous être une agréable compagne de voyage.
Tout en disant cela, il posa son regard sur elle, je la vis du coin de l'œil se tendre.
— En effet, répondis-je.
— Vous m'en voyez ravi (il désigna les canapés de la main) Installez-vous je vous prie, quel hôte serais-je si je laissais mon invitée dans une telle situation d'inconfort.
Lorsque nous fûmes installés l'un en face de l'autre, il claqua des doigts et un homme déposa un plateau empli de friandises sur la table. Une femme se chargea de nous verser ce qui devait s'apparenter à du thé.
— Servez-vous, me dit-il en prenant une gorgée. Cette infusion est la spécialité de la Maison Draatinga. J'espère qu'elle vous plaira.
S'il y avait bien quelque chose que ma mère et ma profession m'avaient appris, c'était qu'il ne fallait jamais faire confiance à un plat appétant. Après tout, les risques d'empoisonnement étaient plus que probables. Même si je ne voyais pas pourquoi Heesadrul paierait trente millions de Kystas* pour me faire libérer de prison, m'inviter dans sa demeure et m'empoisonner, on n'était jamais trop prudents.
Contre toute attente, Ether s'assit à côté de moi, servit une tasse d'infusion et prit, à la place, celle qui m'était destinée. Cherchait-elle à me montrer qu'il n'y avait pas de risque ? Je baissai les yeux vers celle-ci lorsque Heesadrul s'éclaircit la voix :
— L'objet de votre venue doit vous troubler, j'imagine, glissa-t-il comme une coulée de miel.
— En effet.
Il ricana.
— Vous êtes aussi peu loquace que les rumeurs le disent (il plia ses genoux). J'irai donc droit au but. En parlant de rumeurs, ce massacre que vous avez commis...
Comme je ne répondais pas, il se pencha vers moi.
— Que faisiez-vous encore sur les lieux, mmh ? Le légiste a déclaré que tous étaient morts au moins dix minutes avant l'arrivée des autorités. Que faisiez-vous encore au milieu de ces cadavres dix minutes après les avoir tués ?
Je relevai les yeux vers lui et il esquissa un sourire.
— Quelle erreur de débutant, surtout venant de vous (il posa son coude sur l'accoudoir et laissa reposer sa joue sur sa main) à moins que... ça n'ait pas été une erreur ?
— Où voulez-vous en venir ?
Mon ton cassant fit tressauter Ether qui fixa son regard sur Heesadrul. Lui, en revanche, semblait satisfait de ma réaction.
— Je ne sais pas, répondit-il. Peut-être avez-vous souhaité vous faire arrêter ? (Il jaugea ma réaction puis hocha la tête) non, vous auriez bien trop à perdre. Alors... (il me traversa de son regard perçant) peut-être n'avez-vous pas pu vous en aller parce que... vous veniez d'arriver ?
Un silence s'installa dans la salle et je vis du coin de l'oeil Ether diriger une main hésitante vers la mienne avant de la laisser tomber. Je pris la tasse dans mes mains et finis par prendre une gorgée du thé tiède.
— Qu'est-ce que vous voulez ? lâchai-je après un moment.
Il se massa le menton en faisant mine de réfléchir.
— Eh bien, mettre nos biens en commun. Faire affaire. Former une alliance. Prenez le terme qui vous plait.
— Contre qui ?
Heesadrul regarda Ether qui prit une profonde inspiration.
— Le Primedia, dit-elle doucement.
Le silence s'installa à nouveau dans la salle et je le rompis avec un :
— Je refuse.
Contre toute attente, le chef de la famille Draatinga éclata de rire et secoua son index.
— Si directe, je m'attendais à cette réaction. Mais vous imaginez bien que j'ai assuré mes arrières ? ajouta-t-il avec un sourire.
Ether se redressa immédiatement en se tournant vers moi.
— Tu n'as pas envie de te venger ? De leur faire payer ce qu'ils t'ont fait ? (Comme je ne répondais pas, elle fit une pause, comme si elle cherchait ses mots) Ces mois passés en prison à payer pour quelque chose que tu n'as pas fait, ça ne te met pas en colère ?
Je déposai la tasse de thé sur la table.
— Non.
Elle me regarda, incrédule.
— Je ne suis pas responsable de ces meurtres, mais je ne suis pas innocente non plus (je regardai Heesadrul et poursuivis :) C'est pourquoi il m'est égal de retourner en détention. Mes crimes méritent une sanction, celle-ci me semble être la plus appropriée.
Heesadrul ne se démonta pas mais j'étais convaincue qu'il avait reçu le message. Ether, elle, continuait de me regarder avec une étrange lueur dans les yeux. C'est à ce moment-là qu'il lâcha son détour :
— Même si cela signifie laisser votre sœur à nouveau sans défense ?
Mon sang ne fit qu'un tour. Content de son effet, Heesadrul poursuivit :
— Même si vous payez pour vos crimes passés, pourrez-vous pardonner à ceux qui l'ont tant fait souffrir ? (Il croisa les mains) Retourner en prison signifie laisser libre terrain à tous vos ennemis. Voulez-vous courir ce risque ?
Aucun son ne sortit de ma bouche. En tant que tueuse à gage, l'identité des familles ainsi que l'adresse de résidence était strictement confidentielle. Pour dire vrai, l'identité du tueur l'était aussi. Avant de me faire arrêter, on ne me connaissait que sous un pseudonyme : Snow Slayer. Snow, en référence à la couleur de mes cheveux , je suppose. A part mon employeur, la seule chose connue de la population était mon sexe. Evidemment, le jour de mon arrestation, mon identité, origine et antécédents furent dévoilés. Mais en ce qui concernait ma famille, cela était différent. En tant que militants anti-Primédia, il coulait de source qu'ils œuvraient dans l'ombre, et qu'ils n'étaient donc sur aucun ficher— ce qui était d'ailleurs mon cas, auparavant. Ma mère venait me rendre visite sous un faux nom. Même les dirigeants d'Odium, pour qui je travaillais, n'en avaient pas connaissance.
Alors tandis que Heesadrul me contemplait d'un air ravi, Ether semblait de plus en plus mal à l'aise.
— Comment... (je fis une pause) Qu'est-ce que vous dites ?
Comme si de rien n'était il me répondit :
— Ne vous l'ai-je pas dit au début ? J'ai assuré mes arrières. Ou du moins (il regarda Ether et son expression fière s'accentua) ma fille a assuré mes arrières.
Je tournai le visage vers elle et elle détourna le regard. Sa fille ? En y réfléchissant bien, c'était plutôt logique. Elle portait de magnifiques vêtements, roulait dans une belle voiture, elle travaillait à « temps partiel » pour son père, et il y avait aussi ce garde, Steadfast, qui nous avait suivies et avait proposé de l'aider. Était-ce son garde personnel ?
Je fermai les yeux un instant et reportai mon regard sur Heesadrul.
— Que voulez-vous dire ? ai-je sèchement demandé.
— Eh bien, disons juste qu'elle... la surveille à votre place.
Je me relevai d'un bond, en renversant la tasse posée sur la table de chevet. Immédiatement, les gardes postés aux coins de la pièce se rapprochèrent. Heesadrul leva la main et s'arrêtèrent.
— Cette soi-disant lettre stipulant que je pouvais refuser était mensongère ? ai-je demandé en tentant de reprendre mon calme.
— Bien sûr que non, répondit-il avec calme et sérénité. Il est de votre droit de refuser, je ne suis pas un tyran. Sinon, en quoi cela me rendrait-il différent du gouvernement que je hais tant ? (Il se releva à son tour et contourna la table pour me faire face, Ether inspira bruyamment) Et quel intérêt aurais-je à vous renvoyer derrière les barreaux ? (Il tendit la main vers mon visage) Une beauté aussi talentueuse que vous ne peut pas être enfermée.
Évidemment. Je pouvais refuser sa proposition à condition de n'en avoir rien à faire qu'on s'en prenne à mes proches. Et Ether qui m'avait assuré qu'il ne s'agirait que d'une innocente discussion. Prise dans un guet-apens, comme attendu des nobles.
Il arrêta sa main à quelques centimètres de mon visage et se pencha vers moi.
— Juste deux personnes problématiques à faire taire, dit-il à voix basse. En quoi cela est-il différent du dernier meurtre que vous avez commis ?
— Les conséquences, ai-je répondu de but en blanc.
Il se redressa et désigna la pièce d'un geste des bras.
— Je ne compte pas vous laisser tout faire par vous-même, bien entendu (il porta la main à son cœur) Si vous êtes capturée, les soupçons remonteront sans aucun doute vers moi. Vous imaginez bien que c'est la dernière chose que je veux.
— Pourquoi est-ce que c'est à moi que vous demandez ça ?
Il ricana.
— Je suis un homme d'affaires, Madame Urywinn. Je me dois d'analyser chaque possibilité afin d'en tirer celle qui m'offre le plus de chances de réussite. Et dans ce cas, c'est vous.
J'étais donc un statistique.
Epuisée et en ayant assez entendu, je tournai les talons et me dirigeai vers la porte d'entrée.
— Vous vous en allez avant d'entendre ma proposition ?
Je continuai d'avancer lorsque je sentis quelqu'un me saisir le poignet.
Je fis volteface et me retrouvai nez à nez avec Ether. Elle me regarda comme... je ne sais pas, comme quelqu'un qui n'avait pas comploté dans mon dos et espionné ma sœur.
— En échange des fonds nécessaires aux soins de votre sœur, et à votre disculpation, la seule chose que vous ayez à faire est me rendre un petit service, poursuivit Heesadrul d'un ton léger. Mais ça ne devrait pas être compliqué pour vous, n'est-ce pas ?
Je dirigeai mon regard vers lui.
— Je ne veux pas vous presser. Prenez quelques jours pour y réfléchir, le temps de vous ressourcer et... d'y voir plus clair, conclut-il avec un sourire avant de tourner les talons et de se diriger vers l'immense baie vitrée. Puissiez-vous faire le bon choix. Notre collaboration nous serait bénéfique à tous les deux.
Je me dégageai de la poigne d'Ether et ouvris la porte. Steadfast était, comme plus tôt, toujours seul posté devant la porte. Lorsque je sortis de la pièce, il me lança un regard suspicieux que je pris soin d'éviter avant de dévaler les escaliers et de quitter cet endroit le plus vite possible.





T1 Jaïna : RenaissanceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant