Chapitre 6

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J'avais mis Juozas au courant de ma mission en « duo » avec Ether. À part Jane — à qui je ne pouvais pas en parler, il était la seule personne avec qui je pouvais discuter. Il me reprochait d'être trop introvertie, me servant souvent des : « Tu ne parles jamais à qui que ce soit, tu t'attends à ce que ton âme-sœur frappe à ta porte ? ». Évidemment que non, puisque je n'y croyais pas. Combien même c'était le cas, mon âme était sûrement perdue depuis longtemps.
Juniper et Lynx étaient de bonnes personnes, mais ils étaient tellement sociables qu'ils amassaient toujours énormément de monde autour d'eux. Ils étaient aussi très taquins et second degré. Différents du sérieux mais pas aigri de Juozas qui, sans être un paria, était plus facile à approcher. C'était lui qui avait pour habitude de venir me voir, sans forcément discuter pour autant. Mais cette fois-ci, j'avais pris l'initiative de l'informer de ma mission.
Je n'aimais pas les cachotteries, et j'estimais qu'en ce qui concernait le gang, aucune n'était requise et tolérée. Mais si je leur faisais part de sa présence à mes côtés, après ce que je leur avais révélé, la situation tournerait au vinaigre. En parler à ma mère en revenait au même. Cependant, le cacher à tout le monde me donnerait l'impression de comploter. Le dire à une seule personne suffisait. Juozas gardait toujours tout pour lui. Je ne lui avais pas intimé de se taire, il était libre d'en parler ou non, ce n'était donc pas comme si c'était un secret.
C'était juste un détail que je lui avais communiqué parce que j'étais pressée et qu'il était sur mon chemin.
Je n'avais aucune raison de me sentir coupable.
Je n'avais rien à me reprocher.
Je faisais tout dans le respect des règles.

        Lorsque j'arrivai à destination, Ether se trouvait près de l'entrée souterraine de la gare. Elle me tournait le dos. Si j'avais dû imaginer sa tenue — chose que je n'avais pas faite, j'aurais pensé à des vêtements extravagants de junker ou, au contraire, à un cosplay stéréotypé d'aventurière. À ma surprise, elle était simplement vêtue d'un jean élimé, d'un sweat et d'un blouson. Sa nuque dégagée par ses cheveux relevés d'une pince crabe, habituellement toujours lâchés, me révéla une sorte de tatouage noir à sa base. Je ne pus m'attarder dessus puisqu'elle se tourna vers moi, ajustant son col.
          — Salut, fit-elle.
         Je lui rendis son salut par un signe de tête.
Je n'aimais pas cet endroit. Il était autrefois sous le contrôle des Cobras. Lorsque je vivais à Specter, ce groupe régnait encore, alors j'avais l'étrange impression qu'ils étaient toujours là et me sentais épiée.
        Je secouai la tête en levant les yeux vers le ciel nuageux. Peu importe. Ils n'étaient pas encore sortis, alors autant faire ce pour quoi j'étais venue, et m'en aller aussitôt.
        — Allons-y, lui dis-je.
        Elle me suivit sans un mot. Je gardai un œil sur elle.
        En entrant dans la gare, sombre et poisseuse, je ne pus m'empêcher de me demander comment des êtres vivants pouvaient s'en servir comme planque. De l'eau de pluie s'infiltrait et les moisissures formaient d'énormes plaques sur toutes les surfaces encore stables et pas encore pourries. Le bruit courrait que certains Cobras, encore en liberté, s'y cachaient toujours, mais en constatant l'état des lieux, encore pire que dans mes souvenirs, je commençai à douter.
        En traversant les tourniquets rouillés, Ether m'interpella.
        — Est-ce que je peux savoir en quoi consiste cette mission ? demanda-t-elle en enjambant à son tour les barres en métal.
        J'attendis qu'elle me rejoigne avant de descendre les escaliers menant aux quais.
        — Khamm, notre fournisseur, a volé nos marchandises et a envoyé ses hommes abattre certains de nos membres dispersés un peu partout en ville. On doit les récupérer.
— Khamm, le dealer de Sunstar Haven ?
Je lui jetai un coup d'œil.
— C'est ça.
— Ça fait longtemps que vous travaillez avec lui ? demanda-t-elle en descendant sur les railles que l'on devait longer.
— Oui, répondis-je en ouvrant le chemin.
— Je suppose qu'en tant que dealeur, tout le monde doit avoir l'habitude de faire affaire avec lui.
— Mmh.
— Si c'est le cas alors ce vol d'armes doit être une première, non ? S'il trahit ouvertement un gang tel que le vôtre ça nuirait à ses affaires.
À moins qu'il ne change de statut social ou ne bénéficie d'une protection qui le couvrirait et lui permettrait de reprendre ses activités de receleur.
— Uh-huh.
Si Khamm n'avait revendu nos armes cela signifiait qu'il les gardait pour lui. Et si l'hypothèse de protection renforcée était plausible, alors il était envisageable qu'il se prépare à former un nouveau gang. Et vu la tournure que prenait ses affaires, il serait loin d'être amical. Mieux valait couper le mal à la racine.
— C'est ici, fis-je en m'arrêtant devant une sortie de secours.
Je tournai la poignée mais malgré mes essais, celle-ci resta scellée.
— C'est bloqué, déclarai-je.
— Tu ne peux pas la détruire ?
Je le pouvais. Si j'avais été seule j'aurais pu éviter les débris provoqués par le potentiel effondrement des murs instables, mais je ne voulais pas commencer cette mission par un sauvetage in extremis.
— Trouvons un autre moyen, proposai-je.
Après un moment, Ether revint vers moi.
— Il y a une entrée.
Un peu loin, presque imperceptiblement, se trouvait une fente en bas du mur, recouverte par de gros débris ayant été écartés.
— Tu as dégagé l'entrée ? demandai-je.
Elle hocha la tête et s'apprêta à s'accroupir. Je l'arrêtai.
— Je passe d'abord.
Elle ne protesta pas et s'écarta de l'entrée. Je rampai à travers la fine ouverture à ras du sol et la flamme qui nous avait éclairée jusqu'à présent s'éteignît dans ma paume. En y repensant, et en ayant mes poignets devant les yeux, je me rappelai ma suspicion concernant les pouvoirs Huo d'Ether. Mais elle venait de dégager l'entrée pourtant bloquée par d'énormes blocs, cela signifiait-il qu'elle maniait la terre avec une Axona Tu ?
Je me relevai et éclairai à nouveau les alentours. Rien à signaler.
        — C'est bon, lui dis-je.
        La sortie de secours menait, après plusieurs détours, à la surface.
        Nous arrivâmes à Naxdale, une petite ville voisine. Un gang régnait autrefois ici, mais s'était dissout après une querelle contre les Cobras dont le territoire s'étendait hors de Feargate, sur cette partie de Naxdale. À présent, ce n'était plus rien qu'une vulgaire ville marchande. Nous nous trouvions dans une zone reculée, là où se cachait Khamm. Un quartier fantôme.
        Un bidonville.
        — C'est ici ? demanda Ether lorsque nous arrivâmes à la succession de baraquements.
        Le brouhaha incessant et l'humidité étaient typiques de l'endroit. Il y avait  à peine un mètre séparant les deux extrémités des chemins sur lesquels nous avancions, entourés de camps de part et d'autres. Tout était fait à partir matériaux de récupération. C'était si dense et clos que nous devions nous faufiler, parfois en traversant même les bus rouillés et réaménagés en campings cars, afin de continuer notre avancement. Sous les regards suspicieux et intéressés des habitants, je ne fus pas mécontente qu'Ether ait eu l'idée d'abandonner ses vêtements haute couture. Tout en étant focalisée sur la route, je ne gardais pas moins l'œil sur elle qui, contre toute attente, n'avait pas le comportement répugné et frivole des Hautesses.
        — Il faut maintenant trouver Khamm, finis-je par répondre en manquant de me faire bousculer par un ivrogne.
        — Tu sais comment tu vas t'y prendre ?
        — Je vais demander.
        À l'entrée de ce qui devait être une ruelle, se trouvait un grand type encapuchonné.
        — Je cherche Khamm, vous ne l'auriez pas vu ? dis-je en lui tendant deux billets de cinq mille Kystas.
        Il décroisa les bras et pris nonchalamment les billets.
        — Au port, il y a une heure. Il a pas bougé.
        Je hochai la tête et traversai la ruelle.
        En sortant du bidonville, en direction du port, j'entendis des bruits de coups, comme quelqu'un qui se faisait battre. J'intimai à Ether de se dépêcher. Nous étions peut-être sorties du bidonville, mais nous nous en étions éloignées de quelques mètres seulement. Nul besoin de se faire remarquer ici.
        En tentant de passer le plus discrètement possible, nous vîmes trois hommes en treillis malmenant un type d'environ une quarantaine d'années. Nous étions visiblement arrivées à la fin du bizutage puisque les trois gaillards s'en allèrent non sans le gratifier d'un—
        — Ils viennent de lui cracher dessus ? s'indigna Ether.
        — Oui.
        Je la retins de justesse alors qu'elle se dirigeait vers lui.
        — On a une mission, l'avertis-je.
        — Et j'ai une morale, répliqua-t-elle avant de se dégager d'un geste.
Je retiens un soupir et lui emboîtai le pas.
        Elle se baissa vers l'homme dont le visage enflé témoignait des multiples coups qu'il avait dû recevoir au cours des jours passés. Après l'avoir aidé à se redresser, il se présenta comme étant Henry Quark, un citoyen de Nexdale. Il avait demandé service à Khamm et celui-ci aurait, en plus de la somme d'argent qu'il trouvait minime, engagé son fils de quatorze ans à son service, dont il nous montra la photo. Blond, cheveux courts, visage fin pré-pubère, yeux lumineux.
        — Ça ne devait durer qu'une maudite semaine, couina-t-il. J'avais refusé, mais mon Niall y est allé. Je ne sais pas il... il a dû écouter notre conversation et a pris la décision tout seul. J'ai essayé de le récupérer mais ils m'ont jeté dehors. Alors j'ai attendu que cette semaine passe pour le ramener à la maison et...
        — Combien de temps maintenant ? demanda Ether.
        — Presque un mois...
        Je me doutais de ce qu'elle allait faire et la saisis par le bras.
        — Ne fais pas de promesses à la légère, chuchotai-je.
        — Je n'en fais pas, répliqua-t-elle avant de se tourner vers Henry. Nous avons des comptes à régler avec Khamm, nous verrons ça sur place.
        L'homme était le point de pleurer de soulagement.
        — Oh, merci, merci mille fois. Vraiment je...
        — Nous devons y aller, le coupai-je avant de lui tendre un mouchoir en tissu. Mettez-vous à l'abri.
         — Oui, oui. Bien sûr, bien sûr...
Nous reprîmes notre route et nous dirigeâmes vers le quai. Il était proche, et si j'avais été seule, j'aurais pu l'atteindre par les airs, mais j'étais obligée de faire un détour en passant par les sols. Je pouvais évidemment porter Ether, mais deux personnes volantes n'étaient pas ce qu'il y avait de plus discret.
— Tu l'aurais laissé ? demanda-t-elle après un long moment.
— Oui, répondis-je en sachant pertinemment de quoi elle parlait,
Silence.
— Vraiment ?
— Ouais.
— Sans aucun remord ?
Silence.
— Sans aucun remord ? insista-t-elle.
— Je l'aurais laissé, déclarai-je.
— Sans aucun remord ?!
— Les remords n'importent pas lorsqu'on doit accomplir une tâche.
— Et tu devais l'ignorer ? demanda-t-elle.
— Oui.
— Pourquoi ?
Je soupirai en traversant le passage piéton désert.
— Parce que ça interférait avec notre mission.
— En quoi l'aider interférait avec quoique ce soit ? C'est... (elle chercha ses mots) Si ç'avait été quelqu'un que tu connais, tu l'aurais laissé ?
Si j'avais été en équipe avec cette personne, alors non, je l'aurais aidée et secourue. En revanche si elle avait juste été de passage pendant mon boulot, je serais allée m'assurer qu'elle n'avait rien de cassé. Je l'aurais aussi fait avec cet homme, en dehors du travail. Je ne l'aurais pas laissé. Mais en passant tout à l'heure, j'avais bien vu qu'il respirait et qu'il n'était pas en danger de mort, alors je n'avais pas eu besoin de m'approcher. Ce n'était pas comme si le plafond était sur le point de s'écrouler sur lui. Et combien même, si un type avait braqué une arme sur lui, j'aurais dû compromettre ce pour quoi j'étais venue en risquant de me faire démasquer ?
Quoiqu'il en soit, si j'avais été seule et que j'avais assisté à la scène, je me serais arrêtée s'il avait été dans un état critique et fait en sorte que quelqu'un le voit et lui porte secours. Mais je ne me serais pas arrêtée comme elle l'avait fait pour entamer la discussion parce que... en bien parce que c'est déplacé de se mêler de la vie des autres.
Voyant que je ne répondais pas, elle soupira.
— C'était donc de ça qu'elle parlait...
— Qui ?
Elle secoua la tête.
—  Peu importe. Laisse tomber, inutile de s'attarder là-dessus, soupira-t-elle en se massant la nuque. Disons juste que je comprends, c'est une réaction typique donc...
        Je tiltai.
        — Typique ?
        — Oui, exercer ton métier nécessite des prédispositions. Tu n'aurais pas réussi si tu te souciais de ce genre de détails.
        Je m'arrêtai.
        — ...Détails ?
        Ether me fit face.
        — On ressent tous l'empathie à différents degrés, alors c'est normal que nous agissions différemment, toutes les deux.
        Comme je la dévisageais, incrédule, elle s'expliqua :
        — Ce que je veux dire c'est que je ne devrais pas te reprocher ton comportement. Personne ne s'attend à ce que la Snow Slayer d'Odium soit une Super Héroïne.
Certaines prédispositions ? Empathie à différents degrés ? Super Héroïne ? Je n'étais pas non plus Jack The Ripper et je n'avais pas de trouble de la personnalité antisociale. Savoir s'organiser en suivant un ordre de priorités n'était selon moi pas une réaction typique de quoique ce soit. Je m'y prenais juste de la façon la plus efficace et contentable qui soit. J'en entendais de toutes sortes depuis que j'avais commencé ma carrière de « spadassin », et tout le monde gardait l'image du tueur stéréotypé. Les gens avaient tendance à s'inspirer de la fiction pour se forger une opinion à propos de quelque chose qu'ils ne voyaient pas, comme celle de l'extraterrestre vert . C'était compréhensible, tous les extraterrestres de fiction étaient verts. Mais celle du tueur à gage ? Oscar Dzundza n'était pas dérangé. Faire son travail — aussi controversé soit-il — ne rendait pas inhumain.
        — D'accord, répondis-je en hochant la tête. Merci pour ta considération mais on doit se remettre en route.
        Peu m'importait après tout. Je ne la connaissais que depuis quelques jours et j'entendais ce genre de propos partout où j'allais. J'avais appris à ne pas y faire attention. Après tout, je ne pouvais pas changer les convictions de l'humanité.
— Ce que je... commença-t-elle. Oui, on devrait y aller.
        Lorsque je repris le chemin, j'eus l'impression qu'elle était sur le point d'ajouter quelque chose mais ne le fit pas. Le bon silence s'appelle sainteté.

T1 Jaïna : RenaissanceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant