Chapitre 9

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        En arrivant au bureau de Heesadrul, aussi impeccable que dérangeant, je trouvai celui-ci adossé à son bureau, un autre verre greffé à la main. Il dégageait le même quelque chose des sportifs arrogants habitués à gagner et qui étaient persuadés de toutes leurs futurs réussites.
Il leva les yeux vers moi avec un sourire satisfait qui titilla mon système limbique tandis qu'Ether refermait la porte dans un soupir. Lorsqu'elle me fit face, elle me décrocha un sourire qui se voulait rassurant, mais j'avais la sensation — j'étais convaincue, qu'elle était agacée.
        — Jaïna ! m'interpella Heesadrul avec un sourire jovial. Je suis plus que ravi de vous revoir.
Je ne répondis rien et remarquai que, cette fois, il n'y avait aucun garde dans la salle. Nous étions tous les trois seuls, dans un immense bureau au dernier étage d'un immense domaine, à quatre heures du matin. L'ambiance idéale pour discuter assassinat.
        — Je comprends que ce plaisir ne soit pas nécessairement partagé.
        Le ton désolé qu'il employa, comme s'il était blessé de voir que je ne l'appréciais pas faillit me faire lever les yeux au ciel.
        — J'ai beaucoup réfléchi à notre première entrevue et à mon comportement en particulier, dit-il.
        Il se redressa et fit quelques pas en contournant les canapés. Il posa son verre rempli au passage, et s'arrêta à un mètre de moi.
        — J'espère ne pas vous avoir mise mal à l'aise, offensée ou encore pire : forcé la main. Parce que croyez-moi, affirma-t-il en portant une main solennelle à son cœur. Cela n'a jamais été mon intention. Voyez-vous, nous n'avons qu'à y gagner à nous entendre.
Je jetai un coup d'œil à Ether qui n'avait jamais eu l'air aussi blasée qu'en cet instant précis. J'en étais même à me demander si être là ne lui demandait pas un plus grand effort qu'à moi.
         Heesadrul conclut son cirage de pompes par un clappement de main avant de poursuivre :
         — Si vous êtes là,  reprit-il en jouant avec un de ses boutons de manchette. Puis-je avoir la prétention de présumer que vous avez pris une intelligente décision ?
        Je n'étais pas sûre de pouvoir qualifier ma décision "d'intelligente", plutôt « d'inéluctable ». Et cet instant précis, j'avais plutôt l'impression d'être en train de commettre la plus grosse erreur de ma vie.
        — J'ai décidé d'accepter votre marché, lui annonçai-je.
       Un sourire arrogant se dessina sur son visage tandis qu'il jetait un coup d'œil à Ether.
        — Et ma fille a-t-elle su se montrer assez persuasive pour vous conforter dans votre choix ?
        Ether détourna le regard, comme si elle avait du mal à soutenir celui de son père. Pour une raison inconnue, une sorte d'élan d'héroisme me prit.
        — Oui, mentis-je en la regardant. Ses arguments étaient pertinents.
        Ether haussa les sourcils, surprise que je dise tout le contraire de ce qu'elle avait fait. Non. À vrai dire, elle n'avait pas fait grand chose. Elle n'avait jamais tenté de me convaincre d'accepter, ni insisté pour que je refuse. Comme je venais de le dire, ses arguments avaient été pertinents : elle m'avait conseillé de refuser, révélant que Heesadrul ne tiendrait jamais parole, mais également d'accepter, puisqu'il s'agissait de la décision la plus sage et sûre.
        Exactement le raisonnement que j'avais eu.
Le regard toujours braqué sur elle, Heesadrul murmura un « bien,bien » avant de nous tourner le dos et de se diriger vers son bureau.
        — Dans ce cas, inutile de perdre plus de temps.
        Il sortit de son tiroir une pile de documents reliées par dizaine avec des trombones et les déposa sur son bureau.
        — C'est une demande assez simple, me dit-il en jouant avec l'une des pages. Il s'agit de se débarrasser d'encombrants. Deux, pour être exact. Vous complétez cette insignifiante tâche, je vous innocente, aide votre sœur bien aimée, et bien sûr, vous paie.
Je remuai le sourcil et son sourire satisfait le dit grincer des dents.
        — Ç'a l'air de vous surprendre ? fit-il en m'observant. C'est quand même la base du métier de chasseur de prime.
        Sauf que le « paiement » dont il était question dans mon cas, était ma disculpation et les soins de Jane. Ajouter de l'argent au tableau impliquait forcément autre chose. Personne n'avait jamais rien sans rien. Encore moins lorsque c'était offert par un personnage tel que Heesadrul Draatinga.
        — Ce n'était pas ce qui était convenu, objectai-je.
        Il haussa un sourcil.
        — Ah non ?
        Il lança un regard à Ether qui soupira avant de répondre mollement.
        — Ce dont vous aviez discuté la dernière fois était pour te convaincre d'accepter sa demande puisque tu souhaitais te retirer et que l'argent ne semblait pas t'intéresser, expliqua-t-elle.
        Elle lança un bref regard à Heesadrul avant de poursuivre.
        — Mais comme mon père est... juste et généreux, dit-elle en appuyant sur les deux termes. Il n'a jamais été question de substituer l'argent par les services qu'il a proposé de te rendre. Il compte bien te payer comme le veut l'usage courant.
        Elle ne m'avait pas regardée en disant cela et avait gardé les yeux rivés sur un point devant elle. Je jetai un coup d'œil à Heesadrul qui semblait satisfait de sa réponse.
        En y pensant, j'avais l'impression qu'Ether était plus l'employée de cet homme que sa fille. Lors de ma précédente visite, elle était restée sur le côté et n'avait pas pris part à la conversation, tout comme les gardes qui se contentaient de me surveiller. Elle n'était intervenue, comme elle venait de le faire, que lorsque Heesadrul l'y avait invitée. Je ne savais pas comment se passait l'éducation chez les gens de la haute ville, mais leur relation était définitivement particulière à mes yeux.
        Un bruit de froissement me tira de mes pensées. Heesadrul parcourait distraitement des feuilles noircies d'encre du regard.
        — Je n'ai jamais engagé de chasseur de primes auparavant, dit-il avant de désigner Ether du menton. Elle s'est occupée des formalités et a regroupé les informations dont vous aurez besoin. Bien que je ne comprenne pas l'utilité de les avoir puisqu'elles seront obsolètes après le décès.
Il fit la moue avant de tirer une page au hasard et de lever les sourcils.
        — Les plats préférés ? se moqua-t-il en la regardant. T'es-tu réellement renseignée sur la façon de t'y prendre avant de regrouper ces informations ?
        Ether contracta la mâchoire et détourna le regard. Je vis Heesadrul incliner la tête et son regard se fit soudainement... méprisant.
        — Lorsque je t'ai confié cette tâche et que tu m'as assuré qu'il fallait des données indispensables à la réussite de cette mission. J'ai espéré que tu sois assez perspicace pour comprendre qu'il s'agissait de données relatives à cette dite affaire. Je ne m'attendais pas à ce que tu nous ruines en papier pour un travail bâclé, négligemment hors sujet.
        Je haussai les sourcils de choc. C'était dur; Et surtout faux. Toutes les informations concernant la cible étaient capitales. Connaître le plat préféré permettait d'anticiper énormément de choses, comme par exemple le lieu de repas, les cuisiniers en charge, ou encore l'heure de manger. Alors si Ether avait procédé de cette façon pour toutes les informations, son travail de recherche était plus que satisfaisant.
        En revanche, j'étais convaincue qu'elle le savait elle aussi. Elle n'aurait pas pris le temps de faire autant d'efforts si elle n'avait pas été convaincue que ce qu'elle faisait était bon. Mais à voir son expression crispée, presque abattue, je compris qu'elle n'osait pas le contredire. Même si elle le savait en tord.
        Un étrange sentiment d'indignation m'envahît et me poussa à répondre, avec un ton sec que je ne réussis pas à dissimuler :
        — Son travail est tout à fait correct, alors vous ne devriez pas partager votre opinion sur la question si vous ne possédez pas les connaissances requises pour le faire.
Ether poussa un petit couinement avant de fixer Heesadrul qui ne bougea pas en se contentant de me dévisager pendant de longues secondes. Puis il finit par me sourire.
        — Vous avez raison, dit-il. Qu'est-ce que mes ignares commentaires face à votre longue expérience de meurtrière de la basse ville, n'est-ce pas ?
        Je ne répondis rien et ignorai sa remarque. Il se cala contre son bureau, les bras de part et d'autre de sa taille.
        — Quand pensez-vous que ce sera fait ? demanda-t-il d'une voix rauque.
        Dans la mesure où je ne voulais plus avoir affaire à lui, j'aurais aimé m'exécuter dans la seconde. Seulement, un tel travail nécessitait une préparation préalable.
        — Dès que possible, lui répondis-je.
        Il me gratifia d'un nouveau sourire.
        — Je préférais une réponse plus précise.
        — Je ne suis pas en mesure de la donner.
        Après quelques instants à m'observer, son rire toujours greffé au visage, il émît un petit rire.
        — C'est pour ce genre de qualités, telle que votre rigueur, que je vous ai explicitement demandée.
        Je tiltai. « Demandée ». À la façon dont il l'avait dit, on avait l'impression qu'il m'avait comme... achetée. Comme si le fait de m'avoir choisie impliquait forcément que je lui serais automatiquement remise. Comme si le fait de vouloir m'engager, signifiait qu'il le ferait. Comme s'il était convaincu que tout ce qu'il convoitait lui serait servi sur un plateau. Sauf que je n'étais pas une marchandise, pas un objet, et qu'on ne m'achetait pas. J'avais effectivement accepté son offre, et même si son... chantage avait quelque peu marché, j'avais fait le choix d'accepter parce qu'il s'agissait de la plus sage décision et que j'avais aussi à y gagner. Ce n'était pas parce qu'il l'avait voulu.
        En m'entendant penser, je réalisai que j'essayais de me convaincre moi-même que je n'étais pas tombée dans ses filets. Il avait en fait eu exactement ce qu'il voulait. Et cela me laissa un goût amer.
         — Si vous n'avez rien de plus à ajouter, je vais y aller. J'ai du travail, lâchai-je.
        Heesadrul me désigna les papiers d'un geste.
        — Je vous en prie. Tout est là. Jetez un œil à ces précieuses informations. Puissent-elles vous être utiles.
        Il regarda Ether.
        — Toutes les deux.
        Je m'approchai du bureau et ramassai la pile de documents. En tournant les talons, Heesadrul me saisit le bras et baissa son visage vers le mien. Puis, sur un ton de confidence me dit :
        — Je ne vous ai pas choisie pour rien, alors ne me décevez pas.
        Je dégageai mon poignet de son emprise, et sans un regard de plus me dirigeai vers la sortie.
        — Viens, m'entendis-je dire à Ether.
        Je ne m'attendis pas à ce qu'elle me suive, mais à ma grande surprise, elle m'emboîta le pas.



T1 Jaïna : RenaissanceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant