Le soldat inconnu

Partie III

Le souhait de Folker ne fut pas exaucé. Il survécut à la bataille, ce qui attisa encore plus sa colère. Il avait l'impression que Lucifer et Dieu se liguaient contre lui : le premier faisait de sa vie un Enfer alors que l'autre refusait de le rappeler à Lui. Il tenta de prier, mais Dieu ne lui envoya aucun signe encourageant. Alors, il réitéra ses essais pour invoquer le Diable. Après plusieurs tentatives, celui-ci se matérialisa enfin devant lui, dans cette même ruelle que quelques jours plus tôt. Folker eut une étrange impression de déjà-vu, si ce n'était que le Diable avait changé de visage. Comme devant un miroir, Folker observa sa silhouette menue, ses cheveux foncés encadrant un visage autrefois jovial et désormais durci par l'influence infernale de l'entité qui avait volé ses traits. La lueur de folie qui brillait dans ses yeux jadis doux et rieurs finit de convaincre le jeune homme que le Diable ne pourrait pas tromper ses proches bien longtemps.

— Je sais ce que tu penses, tonna soudain Lucifer, qui était passé au tutoiement, prouvant ainsi le peu de respect qu'il avait pour son cocontractant.

— Comment pourriez-vous le savoir ?

— Dieu n'a pas l'exclusivité de l'omniscience. Je sais que tu penses que tes proches vont finir par se rendre compte que je ne suis pas toi.

— Je refuse de croire que ma femme et mes enfants puissent penser que la guerre m'a changé à ce point !

— Détrompe-toi. Hilda, Erik et Eva sont tombés dans le panneau. Je dirais même qu'ils aiment le nouvel homme que tu es devenu...

— Taisez-vous ! Vous êtes un monstre !

— Je ne suis pas un monstre. Je suis bien plus intelligent que n'importe quel monstre, cher ami. Je suis le Diable en personne, et j'ai bien réfléchi avant de te proposer ce marché.

— Vous m'avez menti ! Vous n'avez pas accompli votre part du marché.

— Bien sûr que si, s'irrita le Diable. Tu voulais revoir ta famille une dernière fois. Il me semble que tu les as vus. Tu as même parlé à Hilda.

— Mais ils ne m'ont même pas reconnu, je n'ai pas pu leur dire au revoir.

— Tout ce que je t'ai promis était de les revoir une dernière fois. J'ai rempli ma part du marché. En échange, j'ai pris ton visage, comme convenu. Si j'ai décidé de prendre ton visage plutôt que ta vie, Folker, c'est parce que tu n'as pas de vie. Tes parents sont morts. La plupart de tes frères et sœurs aussi. Il ne te reste que Paula, mais tu n'as plus de contacts avec elle depuis des années. Tes amis ont été enrôlés dans l'armée comme toi et peu d'entre eux seront encore vivants après ça pour se soucier de ce que tu es devenu. Quant à Hilda et les enfants, ils ne posent pas de problème pour l'instant, mais je saurai m'en occuper le moment venu.

— Que voulez-vous dire par là ? Vous n'allez tout de même pas...

— Les tuer ? Allons, Folker, je t'ai déjà dit que je n'étais pas un monstre. Je suis bien pire que ça.

Sur ces mots, le Diable disparu, son éternel sourire satisfait aux lèvres.