Folker ouvrit les yeux sur un ciel étoilé. Aucun nuage à l'horizon et pas une goutte de pluie. Pourtant, ses vêtements détrempés dégoulinaient, formant une flaque autour de son corps. Le jeune homme resta un long instant positionné en chien de fusil. Il avait du mal à se situer, comme lorsqu'il ne dormait pas dans sa propre chambre et que, durant les quelques secondes qui succédaient au réveil, son cerveau n'acceptait pas l'idée qu'il se trouvait dans une nouvelle pièce. Cette courte période de désorientation passée, Folker trouva la force de se lever et observa les alentours. Il fut surpris de se trouver devant sa maison, à Berchtesgaden. Avant de s'évanouir, il avait pourtant été assailli par la pluie d'une petite ruelle sombre de Flandre-Occidentale...
Le Diable semblait avoir tenu parole.
Se rappelant la promesse qu'il avait lui-même faite à l'entité diabolique, il se toucha le visage. Rien ne semblait anormal. Sa peau, ses yeux, son nez, sa bouche... Tout était bien là. Rassuré, il décida de faire ce pour quoi il était ici : rendre une dernière visite à sa famille.
Derrière les fenêtres du rez-de-chaussée, d'où filtrait une lumière orangée, il apercevait sa femme, Hilda. Elle était occupée à mettre la table pendant que deux petites têtes tournaient autour du meuble en bois massif. Hilda déposa quatre assiettes sur la table. Folker s'en étonna : attendait-elle de la visite ? Ou bien... Était-elle au courant de son retour ? Cela semblait peu probable, mais sa présence devant le 4 Kälbersteinstraße l'était tout autant. Sa jeune épouse détacha son chignon et laissa tomber ses longs cheveux bruns le long de ses épaules. Folker savait qu'il s'agissait du signal précédent un tonitruant « Tisch ! » [1]. Sa femme attachait toujours ses cheveux avant de cuisiner et les relâchait une fois le repas prêt à être servi. Le soldat décida que c'était le bon moment pour aller sonner à la porte. Il pourrait ainsi partager un dernier repas avec sa famille.
Un sourire en demi-teinte s'imposa sur son visage tandis qu'il avançait vers la porte d'entrée. Il était tellement heureux de revoir Hilda, Eva et Erik, mais son cœur se brisait à l'idée qu'il s'agirait de sa dernière occasion de les prendre dans ses bras. Il savait qu'il avait une chance inouïe : peu de ses compagnons d'armes avaient eu le courage de passer un pacte avec le Diable et ils mourraient probablement dans les prochains jours, sans avoir pu dire au revoir à leurs proches. Une petite voix dans sa tête lui murmura qu'il ne s'agissait pas réellement de courage, mais plutôt d'un mélange d'immoralité et de goût pour le risque. Il chassa bien vite ces pensées. La morale n'avait pas à entrer en ligne de compte quand il s'agissait de protéger et aimer sa famille. Quant au goût du risque, il ne voyait pas ce qu'il pourrait encourir de pire que la mort, qui était de toute façon imminente dans les tranchées.
Alors qu'il tentait de se convaincre du bien-fondé de son choix, ses pas l'avaient mené jusqu'au seuil de sa maison. Le cœur gonflé d'amour, il sonna. Il entendit quelqu'un approcher, bien trop lentement à son goût. Une silhouette apparut derrière la vitre opaque de la porte d'entrée. La poignée s'abaissa et un clic se fit entendre, juste avant que le battant ne s'ouvre sur Hilda. Folker la fixait, souriant, mais l'expression qui s'afficha sur le visage de sa femme le surprit bien plus que tous les évènements qu'il avait vécus cette nuit-là. Au lieu d'une mine illuminée et amoureuse, le jeune homme ne vit que perplexité et contrariété. Il décida de prendre la parole pour mettre fin à la sensation de malaise qui commençait à s'emparer de lui.
— Hilda, meine Liebe [2] ! Je sais que tu ne t'attendais pas à me voir, mais j'ai eu une permission surprise.
Son sourire, si grand qu'il en paraissait faux, et le ton exagérément enjoué qu'il avait emprunté se heurtèrent au silence d'Hilda.
— Chérie, dis quelque chose, je t'en prie...— Monsieur, je ne sais pas qui vous êtes, mais votre plaisanterie est de très mauvais goût. Vous faire passer pour mon mari... Vous devriez avoir honte ! Vous pensiez réellement que je vous confondrais avec mon propre époux ?
Elle fit une pause, comme si elle attendait une réponse à sa question pourtant rhétorique. Folker resta muet.
- Je ne sais pas si vous le saviez ou si c'est un hasard, mais Folker a bel et bien obtenu une permission aujourd'hui, reprit-elle. Il va arriver d'une minute à l'autre et je vous conseille d'avoir déserté le seuil de notre maison d'ici là.
Hilda fit mine de refermer la porte, mais Folker insista.
— Hilda ! C'est moi, Folker ! Tu ne me reconnais donc pas ?
Les prunelles d'Hilda survolèrent son visage sans sembler s'attarder sur le détail de ses yeux, de son nez, de sa bouche... Le jeune homme eut la désagréable sensation que le regard de sa femme le transperçait, qu'elle ne le voyait pas vraiment.
— Monsieur, croyez-moi, je saurai reconnaître mon mari même après trois années passées sur le front. Je ne vous connais pas et je vous prie de bien vouloir me laisser tranquille.
Cette fois, la porte se referma définitivement sur le nez de Folker. Abasourdi par ce qu'il venait de se passer, il resta un instant immobile sur le seuil. Il sortit enfin de sa torpeur lorsqu'une larme vint lui chatouiller l'arête du nez. Tel un automate, il fit demi-tour, traversa la rue et se posta face à sa maison, là où il s'était réveillé quelques instants plus tôt. Il s'assit sur le trottoir et attendit... quoi au juste ? Il ne savait plus très bien. Il avait toujours pensé qu'en perdant sa famille, on perdait le sens de son existence. Lui avait plutôt l'impression que sa vie n'avait plus de valeur. Être relégué au rang d'inconnu, lui qui s'était battu pendant des mois pour sa famille, pour offrir à ses enfants un avenir meilleur, il ne pouvait le supporter. La tristesse le recouvrit comme un manteau cotonneux dans lequel il se lova. Il pleura pendant de longues minutes, jusqu'à en oublier la raison précise de ses larmes.
Ce qui chassa enfin son chagrin fut une autre émotion, plus forte et capable de pousser un homme à l'action, au contraire du désespoir paralysant. Ce fut la colère qui s'empara de Folker et devint son moteur. Cette rage, il la dirigea contre lui-même. Non pas son être qui gisait sur le trottoir, mais celui qui se dirigeait vers la porte de sa maison. De ses propres yeux, il se vit à nouveau avancer la main vers la sonnette. Depuis le trottoir, il aperçut sa femme ouvrir la porte pour la seconde fois. Il vit aussi un sourire et des bras ouverts. Il vit des larmes de joie. Cette scène, il n'aurait pas dû en être spectateur. Et pourtant, il ne faisait pas partie du casting. Les acteurs phares étaient sa magnifique femme, Hilda, et un homme qui lui ressemblait en tous points. Un doppelgänger [3]. Il n'avait pas d'autre terme pour définir cette apparition maléfique.
« D'accord, mais en échange je veux votre visage ».
Les paroles du Diable lui revinrent en tête et il comprit. Il comprit que le Diable ne lui avait pas seulement volé son visage, mais tout son être et, par la même occasion, la possibilité de dire au revoir à sa famille. Par la fenêtre, il le vit enlacer sa femme et embrasser ses enfants sur le front. Il poussa un cri de rage qui alerta les occupants de la maison. Lorsque leurs quatre visages se tournèrent vers la fenêtre, Folker vit un sourire satisfait se dessiner sur le visage de son double maléfique.
L'instant d'après, le jeune soldat se retrouvait sous la pluie, dans la ruelle qui avait été témoin du pacte qui avait brisé sa vie. Il hurla et tenta d'appeler le Diable pour régler ses comptes, mais ce dernier faisait la sourde oreille. Alors, Folker erra dans les rues de Messines. À travers les vitrines des cafés, il voyait ses compagnons d'arme trinquer et jouer au billard. Il les enviait de pouvoir profiter de cette dernière soirée libre avant le retour dans les tranchées. L'offensive des Anglais s'annonçait rude et il savait qu'aucun d'entre eux n'espérait en sortir vivant. Folker, lui, n'aspirait désormais plus qu'à en sortir les deux pieds devant.
[1] « À table ! », en allemand.
[2] « Ma chérie », en allemand.
[3] Doppelgänger est un terme issu dufolklore et de diverses œuvres de fiction qui désigne le double d'une personnevivante.
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Le soldat inconnu
TerrorCertain que la prochaine bataille lui sera fatale, un soldat allemand passe un pacte avec le diable pour revoir sa famille une dernière fois. Lucifer accepte, mais ce qu'il exige comme monnaie d'échange n'a rien d'ordinaire : - "Daccord, mais en éc...