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OCTOBRE

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L'avenue Nevsky, que Yuri remonte cinq fois par semaine afin de se rendre à la salle de danse de Lilia Mikhailova, est dépouillée de l'excitation provoquée par les mois les plus chauds de l'année. Les échoppes exposent des légumes d'automne plutôt que des souvenirs bariolés, seuls les peintres de rue créent un patchwork de couleurs vives dans le paranorama austère.

La première semaine d'octobre offre des températures douces enveloppées dans un ciel nuageux percé par le soleil du babye leto. Plutôt que de s'enjouer des derniers éclats de la belle saison dans les teintes ocres qui habillent les rues, Yuri y voit une ville se préparant lentement à un long hiver.

La plainte maussade d'une guitare parvient à Yuri depuis le jardin d'Alexandre. Il songe qu'Otabek aurait apprécié ces notes perdues dans l'air. Le son de l'instrument est en accord avec les arbres dénués de feuilles et l'humeur flétrie de Yuri. Depuis fin septembre, il ne peut se défaire du pressentiment qui serre son cœur. Dans un sens, il a peur de s'auto-saboter en imaginant que tout va partir en couille. De l'autre... C'est plus fort que lui, il pense au pire.

Guidé par l'automatisme, Yuri vérifie son téléphone — vide de messages. Il secoue la tête, il fourre l'appareil dans sa poche et il accélère le pas.

L'inquiétude qui l'écrase ne diminue pas. La veille, pour leur correspondance hebdomadaire, Grand-Père l'avait appelé. La respiration de Nikolaï était sifflante et interrompue par les quintes de toux.

Les médecins ne savent pas encore si le traitement qu'il suit est efficace. La santé du vieil homme est fragile, détériorée par des années passées sur les chemins de fer, alors les effets secondaires pointent le bout de leur nez.

Misha se charge de rassurer Yuri par texto, lui envoyant assidûment des photos volées de Nikolaï. Sur les images, le vieillard ressemble à son petit-fils, abordant un majeur levé doublé d'une expression courroucée.

Même si ça ne calme pas les nerfs de Yuri, il est reconnaissant que le cinquantenaire soit présent pour tenir compagnie à Grand-Père. Ça apaise un peu la culpabilité d'être bloqué à Saint-Pétersbourg pour l'entraînement alors que Katarina se trouve aux côtés de Nikolaï.

Ça colle la nausée à Yuri. Sa mère a été absente une décennie, il a fallu une maladie pour qu'elle montre sa tronche.

Yuri pousse la porte de l'immeuble. Il ignore son reflet dans les massifs miroirs de l'entrée, ainsi que le regard critique des statues s'extirpant des colonnades de marbre. Il monte les marches deux à deux jusqu'à atteindre la dernière.

Au moment de quitter la scène du Bolchoï, la Prima avait racheté l'étage et y avait fait rénover l'un des appartements — celui où elle avait hébergé Yuri. Elle avait ensuite fait construire sa salle de ballet dans celui d'à côté. À deux pas d'ici, le Mariinsky lui libérerait une pièce avec plaisir pour ses leçons, mais Lilia Mikhailova exige le meilleur pour ses élèves.

Bien que la nuit tombera d'un moment à un autre, Yuri est armé des clés dans une main, d'une thermos de café dans l'autre. Il se débarrasse promptement de ses affaires, ne voulant pas perdre du temps.

La glace occupe toute la surface du mur, on ne peut y échapper. Appuyé sur la barre, Yuri se décide à affronter son reflet. Le garçon qui lui fait face est un étranger au regard terne, dont la tête fine surplombe un corps trop large.

Les doigts de Yuri blanchissent.

— Bordel... siffle-t-il. Ressaisis-toi, Plisetsky.

Il jette un dernier coup d'œil à son téléphone et lance la musique. Il doit se focaliser sur l'échéance la plus urgente, la maîtrise de la chorégraphie de l'Oiseau de Feu. Avant de s'élancer dans la danse infernale de l'oiseau, il murmure une phrase que Lilia Mikhailova lui répète souvent :

Glory & Gore - Yuri on Ice (2/2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant