Mensonge

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SEPTEMBRE

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Dans le studio de ballet de la perspective Nevsky, toutes les couleurs virent au gris. Sous la lumière blanche des projecteurs, le corps de Yuri est aussi pâle que les murs. C'est un monde délavé, pourtant le monde auquel il est habitué depuis son plus jeune âge.

— Fais un effort, Yura. C'était épouvantable !

Les cheveux de Lilia Mikhailova ont poussé durant l'été. Ils encadrent son visage, tombent sur ses épaules maigres jusqu'à ses clavicules marquées, rendant ses traits un peu moins sévères. Ses paroles, elles, n'ont aucunement perdu de leur rigueur. Théâtrale, elle s'exclame une seconde fois :

— Épouvantable, je te dis ! Recommence.

Yuri se regarde dans le grand miroir. Son corps est en contradiction avec le décor symétrique et aseptisé. Il sait que la Prima a raison, c'est épouvantable. Il est épouvantable. Il relève la nuque, baisse les épaules, puis raidit sa jambe d'appui. Il tend un peu plus sa cuisse relevée en l'air, passant ainsi d'une attitude arrière à une arabesque.

Ce sont des gestes qu'il a répété des centaines de fois ces dernières années. Il doit mettre deux fois plus d'efforts pour y parvenir avec la grâce exigée de lui.

— Ce n'est pas parfait.

Les yeux de Yuri détaillent la finesse du poignet de sa chorégraphe alors qu'elle attrape le sien afin de corriger son port de bras.

Lilia Mikhailova est de quelques années plus jeune que Grand-Père, elle danse encore pourtant parfois au Mariinsky, où elle est invitée pour de prestigieuses soirées. La Prima est une étoile qui n'a eu de cesse de briller dans le ciel russe, elle a dansé de Gorbatchev jusqu'à Poutine. Ça dépasse Yuri. Il se demande comment le corps de la danseuse a survécu aux tortures du Bolchoï durant si longtemps, si c'est la souffrance de décennies de travail qui la rendent si belle.

Les mains de Lilia Mikhailova sont frigorifiées, les bouts de ses doigts sont bleutés. L'automne approche, elle porte déjà un large manteau sur son ossature fine. Ses traits sont fermés et prématurément ridés par une existence entière de privations. Elle a sacrifié toute une vie pour en arriver là, Yuri ne le devine que trop bien.

Était-ce pour cette raison que la danseuse avait accepté Yuri sous son aile ? Otabek avait un jour dit à Yuri qu'ils étaient prêts à tout pour réussir leur carrière. C'est une vérité indéniable — et ça doit être ce que la Prima avait vu en Yuri, elle aussi.

Seulement, le temps rattrape à Yuri, alors les sacrifices sont à refaire. Lilia Mikhailova connaît-elle le secret permettant de gagner cette course-poursuite impossible ?

— C'est assez pour aujourd'hui, siffle-t-elle.

Yuri sort de sa torpeur, et cligne des yeux. C'est assez ? Ils n'ont toujours pas répété la chorégraphie de ses programmes. Chaque jour depuis son retour à Saint-Pétersbourg, il répète les mêmes exercices durant toute l'après-midi, sans même danser, et ce jusqu'à l'épuisement. En rentrant le soir, il ne rêve de rien de plus que de s'allonger, chacun de ses muscles criant à l'agonie.

— On a pas fini la séance ! feule-t-il en retour. T'abu—

Un claquement de langue interrompt sa plainte.

— C'est inutile de continuer. Tu es dans la lune, tu es incapable de danser correctement.

— C'est normal, je viens à peine de rentrer !

Glory & Gore - Yuri on Ice (2/2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant