Pas de nouvelles de Fen depuis que le jour où je lui ai envoyé son document annoté, auquel elle a répondu par un bref « merci ». Par la suite, j'ai tenté d'oublier l'épisode gênant de notre rencontre et de me concentrer sur mes propres numéros. Ma plume est loin d'être aussi belle et punchée que Fen, mais je compte sur ma présence scénique pour me donner de meilleures chances de réussite.
En attendant ma présence à la fameuse soirée open-mic du Bordel, je travaille mes textes, améliore les points faibles et me booke deux soirées dans des bars peu avenants. Puisqu'il n'y a qu'un comedy club en ville - soit le Bordel, je n'ai pas le choix de jouer dans ces endroits parfois répugnants. Je ne suis pas assez connu pour faire des galas, ni des corpo* . Dommage, parce que ces derniers sont très bien payés et les conditions ressemblent aux shows dans les bars, selon les humoristes plus influents que je côtoie.
Après un an à écumer les bars, on s'habitue à l'ambiance lourde, parfois festive. C'est une étape obligatoire pour les jeunes humoristes, ou du moins les humoristes en devenir. Nous devons nous compter chanceux ; les générations avant nous n'avaient pas autant d'opportunités et pouvaient jouer uniquement deux fois par mois. Mais raconter des blagues dans un endroit de festivités, où l'alcool et les drogues coulent à flots, peut-on qualifier ça de chance, d'opportunités ?
Dans mon cas, j'ai retrouvé l'alcool, ma grande amie de toujours, et non le succès. Ça viendra...
Pour une énième fois, je jette un coup d'oeil à mon numéro de ce soir. Je ne suis payé que 10$ pour le cinq minutes que je vais jouer sur scène, mais c'est mien que rien. Ça me permettra au moins de payer le déplacement jusqu'au bar ; bar auquel je ne suis jamais allé d'ailleurs. Après un an de shows dans des endroits bien crades, je pensais avoir visité l'intégralité de ces établissements, à Montréal, pourtant il semblerait que ce ne soit pas le cas.
Comme d'habitude, je me prépare à la dernière minute, même si cette fois j'ai relu plusieurs fois mon texte et lui ai apporté des ajustements. Tout devrait bien se passer. Je suis en contrôle.
Le bar se trouvant de l'autre côté de l'île de Montréal, je dois prendre ma voiture - si on peut appeler ainsi ce ramassis de cochonneries et de tôle - pour m'y rendre. Raison de plus pour ne pas consommer d'alcool ce soir. Plus qu'à croiser les doigts que personne ne me fera céder à la tentation...
Il est presque minuit lorsque j'atteins ma destination ; je suis dans les derniers à passer sur scène, et j'ai préféré éviter d'arriver à l'avance, pour ne pas être tenté de prendre un petit verre de vodka. Pourtant, lorsque je vois la façade de l'établissement, la seule pensée qui me vient à l'esprit est que j'aurai sûrement besoin d'un bon petit remontant pour assurer ce soir.
J'ai joué dans des endroits à la limite de l'insalubrité, parfois même dans des lieux illégaux, mais j'ai l'impression que ce soir, ce sera plus intense. La bâtisse, grise, se trouve entre deux immeubles à logements qui ressemblent étrangement au mien - soit sale et visiblement peu entretenu - et semble affassée sur elle-même, comme un gâteau dont la recette aurait été mal réalisée. Il n'y a même pas de pancarte ou de panneau d'affichage pour indiquer le nom de l'endroit. S'il n'y avait pas ce petit numéro près de la porte d'entrée, j'aurais probablement passé mon chemin sans savoir que j'étais arrivé à destination. Si l'extérieur est aussi négligé, l'intérieur ne doit pas atteindre des standards de confort.
Un petit soupir m'échappe. Même si j'ai un mauvais pressentiment à propos de cet endroit, une chose est certaine : je n'aurai pas envie de m'attarder à l'intérieur après mon numéro et je rentrerai aussitôt chez moi.
Après avoir éteint le moteur de la voiture et m'être assuré que tout est sous contrôle, je pose le pied dehors avant de me rendre à la porte. Inutile de préciser l'état lamentable du bois, comme s'il avait été enfoncé à plusieurs reprises par des gens en boisson. Rassurant...
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L'Ère de la Censure
RomanceLe monde de l'humour est un milieu sans pitié, et c'est à ses dépens que Fen, jeune humoriste de la relève, le découvrira. Mise de côté à cause de son sexe et de ses origines chinoises, elle peine à décrocher des contrats et à se défaire de la réput...