En deux jours, j'ai réussi à écrire cinq minutes à peu près potables. J'aurais pu faire ma fainéante et choisir parmi les numéros que j'ai déjà en réserve, après tout Dylan ne les ai pas tous entendus, mais je ne l'ai pas fait : j'ai voulu me lancer ce défi. Parce que la perfectionniste en moi aurait pris deux semaines habituellement. Dylan ne m'a pas demandé de préparer un numéro, juste de rédiger le brouillon, la première partie.
Ce matin, en attendant l'heure de notre deuxième rencontre, je relis frénétiquement la page où est consigné le numéro en question. Évidemment, je n'ai pas pris ce que j'avais déjà écrit sur Dylan, l'autre jour, au café, mais c'est déjà pas mal. Ça concerne le racisme. Mon but est de faire comprendre qu'il n'y a pas qu'aux États-Unis que les gens de couleur se font insulter, agresser, discriminer. Les incidents haineux arrivent même au Québec, sous nos yeux, et j'ai pensé que la meilleure façon d'en parler était d'en faire le sujet de mon numéro. Rendre drôle et léger un thème dur, voilà la mission que je me suis lancée.
Un coup d'oeil à l'heure m'apprend qu'il reste encore une heure avant mon rendez-vous. Le temps passe lentement, lorsqu'on n'a rien à faire. Je me suis réveillée tôt ce matin, sûrement parce que je suis anxieuse à l'idée de me rendre chez Dylan. Parce que, oui, il a tenu à ce que nous nous rencontrions dans son appartement ; qui est minuscule, m'a-t-il bien prévenue.
Même s'il est déjà entré dans le mien, pénétrer dans son antre me fout les nerfs. Je veux dire, nous ne sommes que des inconnus, à peine des collègues ! L'autre soir, mon appartement était rempli de gens, je n'avais pas l'impression d'être seule avec Dylan et de le laisser découvrir mon monde, ma personne. Mais là, je vais me retrouver seule, chez lui.
Meredith doit être la source de toute cette nervosité. Lorsque je vivais encore sous ce toit, elle refusait strictement que je reste seule, dans une pièce fermée, avec un garçon, même s'il n'était qu'un simple ami. Comme si une fois la porte verrouillée, mon pote et moi se serions sautés dessus et aurions fourré violemment... à dix ans.
Ou peut-être est-ce le fait qu'il soit encore un inconnu pour moi, qui ne m'a pas laissé une bonne impression lors de notre première rencontre. Moi qui ai été blessée à de nombreuses reprises par des garçons se prenant pour des hommes, j'ai alimenté mes barrières mentales et la confiance m'est plus difficile.
Ou peut-être est-ce... Non, n'y pense pas, Fen !
Je lâche un profond soupir. Comme je n'arrive pas à me distraire et que j'ai encore de longues minutes à attendre, je commence un appel vidéo avec Romy, bientôt rejointe par Carlos et Benjamin. J'avais presque oublié ce dernier dans les derniers jours, tiens. Moi qui pensais souvent à lui, je ne me suis pas préoccupée de lui... Apparemment, l'attirance que j'éprouve - j'éprouvais - pour lui n'est rien d'autre que physique.
Si Romy connait mon petit arrangement avec Dylan, les garçons l'apprennent aujourd'hui.
— Tu as passé un marché avec le gars qui a débarqué à l'improviste chez toi et que tu m'as demandé de sortir ? me questionne Carlos, sceptique.
Dit comme ça, ça n'a effectivement pas l'air intelligent, mais les choses ont changé depuis. Et puis, si je continue à m'entêter et à rester dans les bas-fonds de l'humour, je ne monterai jamais vers le haut. Dylan m'a annoncé hier qu'il avait été booké* dans une soirée d'humour de grande envergure la semaine prochaine, en plus de m'inviter à l'accompagner. Je ne jouerai pas, pourtant ça ne me dérange pas du tout. Il ne me l'a pas dit à voix haute, mais je sais qu'en réalité il désire me montrer un univers plus reluisant que le bar miteux où nous nous trouvions cette semaine.
— Lui-même, réponds-je à Carlos en ignorant son froncement de sourcils. Tu m'as quand même envoyée dans le bar où il animait la soirée.
— Je ne savais pas qu'il était l'animateur, je connais uniquement l'organisateur.
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L'Ère de la Censure
RomansaLe monde de l'humour est un milieu sans pitié, et c'est à ses dépens que Fen, jeune humoriste de la relève, le découvrira. Mise de côté à cause de son sexe et de ses origines chinoises, elle peine à décrocher des contrats et à se défaire de la réput...