Chapitre 1

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- Oh, Eleanor, racontez-nous encore comment vous avez marché sur le pied de ce baron !

- Et ce que vous lui avez dit ensuite !

- Je vous ai déjà raconté cette histoire une dizaine de fois, soupira la concernée en se laissant tomber sur l'assise de la banquette. Vous ne voulez pas plutôt aller vous promener dans le parc ?

- Vous proposez une promenade à chaque fois qu'on vous ennuie, renifla Delilah, auto-proclamée aînée de la fratrie.

- Nous ne sommes pas des animaux, enchérit Mary, la cadette, qui devait ce statut au fait qu'elle était sortie quelques secondes après sa jumelle.

- Vous êtes au contraire des petites bestioles bavardes et trop actives pour votre bien, répliqua Ellie. Et le mien, ajouta-t-elle après une seconde de réflexion.

Toutes trois se mirent à rire avant qu'un raclement de gorge ne les interrompe. Rose, la cuisinière, venait d'entrer dans le petit salon pour indiquer l'heure du déjeuner. Elle n'appréciait guère la gouvernante engagée pour s'occuper des sœurs de Sa Grâce le duc de Bedford, mais ce n'était pas comme si elle avait son mort à dire sur la question. Ellie, fine observatrice, avait toutefois remarqué que ses portions aux repas étaient plus petites, et que les mets les plus savoureux étaient toujours placés hors de sa portée.

Sous le regard horrifié de la domestique, Ellie frappa dans ses mains tout en se levant, et alpagua les jumelles en des termes peu protocolaires.

- Allez, mes petits canards, tous dans la salle à manger !

- Pas des canards, rétorqua Delilah avec hauteur. Des cygnes, au moins.

- Des loups ! cria Mary en fonçant hors de la pièce dans un hurlement.

C'était une joyeuse agitation qui brisait le silence glacé du manoir ducal, alors que feu le duc était mort voilà quatre mois. Son fils avait déserté le domaine familial sitôt hérité du titre et il avait fallu trouver d'urgence une dame de compagnie pour ses deux jeunes sœurs afin de pallier le départ de l'ancienne gouvernante, qui s'occupait jusqu'à présent de leur éducation et qui avait trouvé à faire un bon mariage.

Ellie n'avait pas eu le choix de prendre ce poste, mais elle avait fini par s'en accommoder. Ce n'était qu'une situation temporaire, le temps pour elle de rembourser ses dettes et prendre son indépendance. Elle ne comptait pas s'éterniser à Londres jusqu'à ce que les jumelles soient en âge de faire leur entrée dans le monde.

- Si le duc voyait ça, marmonna la vieille femme en secouant la tête.

- Le duc a choisi de laisser ses sœurs entre mes mains, Rose, plaisanta Ellie en passant devant elle avec un air compatissant. A lui d'en assumer les conséquences.

Elle rejoignit les jumelles déjà en train de se chamailler sur un sujet à l'importance toute relative, comme à leur habitude. Aujourd'hui, il s'agissait de savoir qui utiliserait la belle chaise tendue de velours bleue qu'elles avaient remarquée dans un coin de la pièce.

- Je suis l'aînée, clama Delilah qui s'était déjà assise dessus comme la reine qu'elle comptait bien devenir à l'âge adulte.

- Tu n'as que cet argument à la bouche, grogna Mary en la tirant par le bras de toutes ses maigres forces, en vain.

Elle n'était pas seulement la cadette mais aussi la plus délicate des deux. Delilah avait le corps solide de quelqu'un qui aimait passer ses journées en plein air, notamment avec la pratique de l'équitation. Mary préférait de loin les moments en intérieur, à lire à la bibliothèque ou à essayer des robes dans sa chambre. C'était une incorrigible romantique et manifestement une grande amatrice de meubles. On aurait dit qu'elle jouait sa vie entière sur l'acquisition de cette chaise.

- Je vais mourir si je ne dois encore supporter le bois dur de la mienne, dit-elle d'une voix mélodramatique, prête à pleurer toutes les larmes de son corps.

- Alors meurs, répondit Delilah, peu impressionnée.

- Delilah, on ne dit pas ce genre de choses à sa sœur. Mary, ma chérie, toi comme moi savons que la seule chose capable de te faire mourir est un accroc dans ta robe préférée. Et puisque vous me demandez mon avis sur la question, je crois que la seule autorisée à s'asseoir sur cette chaise, c'est moi.

Elle s'empara de la chaise qu'elle fit basculer de façon à ce que Delilah soit obligée de s'en extraire, et la traîna jusqu'à sa place. Là, elle s'y assit avec un soupir d'aise devant les mines courroucées de ses protégées.

- Vous aviez raison de vous battre, elle est très confortable.

- Vous êtes une... une espèce de...

Mary, le visage rouge de colère, cherchait ses mots avec difficulté. Elle n'avait pas l'habitude d'insulter qui que ce soit, mais on percevait dans ses yeux clairs une détermination à y parvenir aujourd'hui. La voix de Delilah claqua d'un ton sec pour venir en aide à sa sœur :

- De bâtarde.

Le valet à la porte eut un hoquet de stupeur, et même Mary regarda sa sœur avec stupéfaction. Elle l'avait pensé, bien sûr, mais elle n'aurait jamais osé le dire à voix haute. Elle n'était pas vraiment fâchée, et ce n'était pas de la faute d'Ellie si elle était la fille illégitime du marquis de Clarence. Delilah elle-même mesura après-coup la portée de ses propos et plaqua sa main sur sa bouche d'un air horrifié.

- Vous avez raison, répondit calmement Ellie en faisant signe qu'on amène les entrées. Je ne suis qu'à demi noble, alors que vous l'êtes en entier. Je constate cependant que tous les titres du monde n'empêchent pas l'irrespect.

- Pardonnez-moi, Eleanor, je ne voulais pas...

- Dire la vérité ? Ne vous excusez jamais d'être honnête, Delilah. Vous aussi, Mary. Mais il va falloir que je vous apprenne qu'il y a de meilleures manières de l'être.

- Xander dit qu'une dame ne doit jamais raconter la vérité mais ce que son interlocuteur a envie d'entendre, lança Mary en se glissant jusqu'à sa place et en s'emparant de sa cuillère pour entamer son potage.

- Il dit aussi qu'une dame n'a pas à avoir d'opinion et ne pas prendre trop de place dans une conversation. Elle doit écouter et sourire, et parler seulement quand on l'interroge.

Votre frère est un idiot. Voilà ce qu'Ellie aurait eu envie de leur répondre, mais l'idiot en question était le nouveau duc, et même s'il était absent pour le moment, elle savait que ses paroles lui seraient rapportées à son retour. Elle choisit donc une formulation plus ambiguë qui laissait néanmoins transparaître son avis sur la question.

- Le duc n'est peut-être pas le plus à même de définir ce que doit être ou non une dame. Jusqu'à preuve du contraire, il ne fait pas partie de notre sexe. Il lui est difficile d'imaginer à quel point ces idées préconçues rabaissent les femmes et les empêchent de s'épanouir.

Elle porta une cuillère de potage à ses lèvres et manqua s'étrangler quand une voix masculine surgit de nulle part et résonna dans la salle à manger comme un bruit de canon.

- Eh bien, madame, je suis tout disposé à débattre de ce sujet avec vous en privé. Immédiatement.

La marquise aux yeux vertsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant