Chapitre 3

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Alexander Fiennes, duc de Bedford.

Prise d'une rage subite, Eleanor griffonna le nom de sa plume à plusieurs reprises. Elle froissa ensuite le vieux morceau de papier journal et le jeta dans la corbeille. Sa grand-mère ouvrit un œil, puis deux, surprise de la trouver ici.

— Tu es arrivée depuis longtemps ?

— A peine une demi-heure, mamia. Je n'ai pas voulu te réveiller.

Clarice Morrow se redressa dans les oreilles et darda sur sa petite fille un regard à la fois attendri et peiné. Elle savait que toute cette situation était de sa faute, qu'elle aurait dû mieux la protéger des assauts de cet homme qui se disait son père et qui n'en avait en réalité que le nom.

Si elle avait été en meilleure santé, si elle avait été capable de leur offrir l'indépendance financière dont elles rêvaient... Mais le marquis avait payé pour l'entretien de sa fille, chaque mois sans faillir, et considérait que cela lui offrait le droit d'en faire ce que bon lui semblait.

— Tu ne devrais pas être au château du duc ?

Sa mémoire n'était plus ce qu'elle était, mais de ça, elle se souvenait. Ellie haussa les épaules et s'enfonça un peu plus dans le fauteuil. Comme un pied de nez au duc et aussi au marquis, toujours tiré à quatre épingles et désireux de voir ses filles engoncées dans des tissus de prix, elle s'était habillée d'une robe de percale blanche à la coupe on ne peut plus simple. Ni ruban, ni dentelle, ni broderie, elle se demandait encore comment elle avait réussi à dénicher cette merveille dans la penderie de sa chambre au manoir.

— J'ai pris quelques jours de vacances.

— Quelques jours de... Qu'est-ce que tu as fait, Eleanor ?

Eleanor Morrow détestait son prénom. Son prénom complet, s'entend. Sa grand-mère ne l'utilisait que pour deux occasions, ni l'une ni l'autre très agréable : les discussions sérieuses et les réprimandes. Il semblerait qu'aujourd'hui, Ellie ait affaire aux deux en même temps.

— Tu as promis au marquis de lui obéir. Je ne dis pas ça pour moi, ajouta-t-il en faisant référence à l'accord qu'Ellie avait passé pour lui obtenir une place dans la prestigieuse maison de santé Sainte-Bénédicte. Mais sois prudente, tu sais bien à quel point il est capable de faire de ta vie un enfer.

— Je ne vois pas ce qu'il pourrait faire de pire que de m'obliger à rester à Londres, rétorqua Ellie en haussant les épaules. Et puis ce n'est pas ma faute mais celle du duc. Il est revenu alors qu'on ne l'attendait pas et s'est mis à vociférer des phrases sans queue ni tête avant de me mettre dehors.

— On ne met pas les gens à la porte sans raison.

Elle fut prise d'une quinte de toux subite et Ellie, inquiète, se précipita vers elle pour tenter de la soulager. Elle l'aida à porter un verre d'eau à ses lèvres avant de replacer correctement la couverture. Elle étudia la peau diaphane et le teint fiévreux pour y trouver le signe, même infime, d'une guérison future. En vain. Son état de santé était stable, mais pas meilleur.

— Il m'a surpris en train de discuter avec ses sœurs, comme à mon habitude. Que voulais-tu que je fasse ? Les éduquer à devenir de parfaites petites poupées de la haute société ?

— Je comprends mieux, soupira la vieille femme en fermant les yeux.

Un mince sourire étira ses lèvres, mais s'estompa bien vite.

— Tu ne peux pas dire ce genre de choses ici. Tu le sais, non ? La vie à la campagne et celle de la capitale n'ont rien à voir. Le duc tient à élever ses sœurs dans le respect de ce protocole, et il a raison.

— Dans ce cas, rétorqua Ellie, impitoyable, il n'avait qu'à rester avec elle et leur prodiguer lui-même cet enseignement si précieux et si utile.

Elle était surprise de se sentir aussi investie alors que c'était le marquis qui, à l'origine, avait insisté pour qu'elle prenne cette charge. C'était selon lui une parfaite occupation pour une dame et surtout un moyen efficace de se placer dans les bonnes grâces d'une famille ducale. En cela, le duc n'avait pas mal deviné : le marquis avait une idée derrière la tête en plaçant l'une de ses filles, mais ce n'était certes pas, et heureusement, dans l'optique d'un mariage.

— Ellie... Tu dois faire certaines concessions si tu peux que ta vie ici se passe bien.

— Je compte passer ma vie ailleurs qu'à la capitale, mamia, tu le sais très bien.

— Je sais que tu as abandonné une partie de tes rêves à cause de moi.

— Ne dis pas ça ! C'est toi qui m'as élevée à la mort de ma mère et je t'en serai toujours reconnaissante.

— De toute façon, tu seras bientôt libérée de ce fardeau.

Elle se remit à tousser et le mouchoir placé devant sa bouche se teinta de quelques gouttelettes de sang. Ellie les remarqua, horrifiée.

— Je n'en ai plus pour très longtemps, je le sens bien.

— Ne dis pas ça, répéta Ellie, la voix tremblante. Tu es tout ce qui me reste.

— Tu as un père et une sœur, la corrigea sa grand-mère. Même s'ils ne sont pas parfaits, je suis contente que tu aies pu renouer avec ce pan de ton histoire.

Les infirmiers entrèrent dans la chambre avant qu'Ellie ne puisse répondre, et, de toute façon, elle n'aurait pas su quoi dire. Béatrice était une aimable jeune fille, assez réservée, noyée dans l'emprise de ses parents qui désiraient pour elle le meilleur des avenirs. Mais elle ne parvenait pas à la considérer autrement que comme une connaissance. Elle n'avait pas de sœur, elle n'avait pas non plus de père. La seule famille qui lui restait était là, à Sainte-Bénédicte, et il était clair qu'elle la perdrait bientôt.

Ellie sortit de l'institut en ravalant ses larmes. Elle était partie tôt de Foremon Manor ce matin pour éviter les questions, mais le duc s'était sans doute empressé de dire au marquis qu'il ne désirait plus les services de sa fille. Elle n'en avait pas envie mais il fallait qu'elle rentre et qu'elle subisse la discussion habituelle à propos de la déception qu'elle causait à sa noble parenté.

Alors qu'elle s'approchait de sa voiture qui patientait dans la cour, elle eut la surprise d'entendre une voix familière la héler.

— Madame, un instant.

Elle fit mine de n'avoir rien entendu et accéléra subtilement l'allure tandis que le cocher lui ouvrait la porte. Malheureusement, ses jambes n'avaient rien à voir avec celles du duc qui la rattrapa bien vite et se plaça à ses côtés, l'empêchant de filer.

— Madame, j'ai à vous parler.

La marquise aux yeux vertsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant