Chapitre 13

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Que faisait Mathias Harcourt chez la comtesse ? Ellie eut à peine le temps de se poser la question qu'il se glissa à ses côtés telle une apparition, lui soufflant la réplique sous le nez.

— Pour quelle obscure raison vous trouvez-vous ici, ma chère ?

— Et vous ? demanda-t-elle du tac au tac.

D'abord surpris de ce revers imprévu, Mathias esquissa un rictus.

— Vous m'avez percé à jour. J'ai rêvé des nuits entières de ce goûter chez la comtesse et il me tardait d'y participer.

— Ce que vous n'êtes pas en train de faire, il me semble. Participer au goûter, précisa-t-elle.

— Disons qu'on m'a fait comprendre que je n'avais ni l'âge ni le sexe pour ce genre de petite sauterie.

Mathias avait un don certain pour jouer des mots et onduler dans la conversation tel un serpent insaisissable. Il n'avait pas répondu à la question et sa présence ici était toujours aussi incongrue. Avait-il une sœur invitée et se trouvait-il lui aussi condamné à l'attendre ? Ellie se rendit compte qu'elle en savait bien peu sur lui. Elle ne comptait toutefois pas s'attarder à ses côtés pour en apprendre davantage, désireuse de continuer sa promenade seule.

— Si vous voulez bien m'excuser...

Elle allait tourner les talons lorsqu'il l'interrompit.

— Vous n'avez pas répondu à ma question.

— Je croyais que la réponse était évidente.

— A vrai dire, je me demandais surtout ce que vous faisiez , dans ce jardin boueux où aucune jeune femme sensée ne mettrait le bout de son soulier.

Ellie considéra le bas de sa robe qui, en effet, était couvert de terre. Flânant dans les sentiers, elle ne l'avait pas remarqué.

— J'avais envie de prendre l'air.

— Prendre l'air, répéta-t-il d'un air songeur. Etrange mais séduisante idée. Me feriez-vous l'honneur d'accepter ma compagnie ?

Risquant un œil vers les fenêtres du domaine, Ellie resta silencieuse. Elle était certaine que ce genre de situation n'était pas acceptable, il était forcément d'un rang plus élevé que le sien, et, célibataire comme mariée, il n'avait pas à folâtrer en compagnie d'une gouvernante.

Lorsque Mathias prit sa main et l'enroula autour de son bras en l'entraînant à sa suite, elle laissa échapper un léger cri.

— Qu'est-ce que vous...

— Vous devez voir la fontaine installée par la comtesse l'an dernier. Une vraie splendeur !

— Je dois m'occuper de...

— De petites filles occupées à boire du thé et glousser dans un salon ? Si vous vous sentiez si indispensable que ça, vous ne seriez pas partie vous promener.

Elle crispa les doigts autour de son bras, vexée de son air satisfait. Il avait raison, elle n'avait aucune excuse valable pour refuser sa proposition si ce n'est la bienséance, et il avait l'air de s'en moquer allègrement. Eh bien, tant pis pour lui ! C'était sa réputation à lui qui était en jeu, celle d'Ellie ne pourrait pas tomber plus bas.

— Très bien, allons voir cette fontaine.

— Vous me voyez ravi de votre enthousiasme.

Elle lui jeta un coup d'œil perplexe : croyait-il vraiment que son ton résigné cachait la moindre excitation ? Mais le profil de Mathias était impassible. A vrai dire, sous ses manières plaisantes et son ton badin, il était difficile de savoir ce qu'il pensait vraiment.

Tous deux marchèrent en silence jusqu'à un kiosque où se trouvait une fontaine à l'architecture remarquable, représentant une femme tout de marbre sculptée, couverte d'un voile délicat et tenant dans sa main une amphore dont s'écoulait un mince filet d'eau. Son clapotis régulier et apaisant tranchait dans le silence et Ellie, captivée, s'avança jusqu'à elle pour mieux l'admirer. En effet, l'œuvre était magnifique. L'expression du visage, surtout, semblait presque vivante alors qu'elle n'était faite que de pierre.

— Alors, qu'en pensez-vous ?

— C'est magnifique.

Mathias l'observait avec attention et elle se sentit troublée par ce regard vissé sur elle. Pour se donner une contenance, elle fit mine d'étudier la statue sous toutes les coutures. Maintenant qu'elle la voyait de plus près, elle se rendit compte qu'il s'agissait d'une conception plutôt osée : la femme n'était vêtue en tout et pour tout que d'une mince étoffe qui cachait à peine ses formes, et elle se sentit rougir en laissant ses yeux dériver vers le bas du dos d'albâtre.

— Ne trouvez-vous pas qu'il existe une certaine ressemblance avec vous ?

— Je vous demande pardon ? sursauta-t-elle.

Il lui désigna la statue, sa cascade de cheveux dans son dos, la ligne de ses bras nus et l'expression pensive de son regard avec émerveillement.

— Ses manières de se vêtir, de se coiffer, de se tenir, n'ont rien à voir avec les convenances guindées que l'on vous impose. Ne pensez-vous pas que cette liberté sauvage lui confère toute sa beauté ?

Pourquoi prenait-il la peine de l'humilier ainsi alors que leur première rencontre s'était déroulée de manière plutôt agréable ? Était-ce parce qu'il avait appris qui elle était ? Avait-il fait le pari de séduire le vilain petit canard de Londres ? S'ennuyait-il au point d'aiguiser ses charmes sur une parfaite inconnue ? Elle voulut dégager son bras mais il la retint.

— Lâchez-moi.

— Pourquoi êtes-vous autant sur la défensive ?

— Pourquoi dites-vous des mots que n'importe qui pourrait prendre comme une insulte ?

— Je suis certain que bon nombre de romans auraient considéré cette scène comme un modèle de romantisme.

Face à son ton traînant, elle décida de rentrer dans son jeu l'espace d'un instant, l'attaquant de front :

— Vous me séduisez, alors ?

— Pourquoi pas ?

Prise de court, elle ne sut pas quoi répondre. Tout ceci était d'un ridicule sans nom. Que faisait-elle à échanger des mots doux avec un tel beau-parleur ?

— Lâchez-moi, répéta-t-elle, glaçante.

Il finit par accéder à sa requête et elle s'éloigna d'un pas vif. Entendant des pas dans son dos, elle accéléra l'allure, mais peine perdue : Mathias, toujours aussi élégant malgré la course effrénée qu'elle lui faisait subir, se tenait à sa hauteur.

— Savez-vous au moins comment rentrer ?

— Je n'ai pas besoin de vous.

— Je crois bien que si.

De sa canne, il luidésigna la bâtisse de pierre qui se tenait derrière eux — et donc à l'opposé de l'endroit où elle se rendait. Ellie pesta et tournales talons, poursuivie par les échos du rire de Mathias.

La marquise aux yeux vertsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant