Chapitre 6

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— C'est un honneur de vous recevoir, votre Grâce.

Ellie cacha sa grimace derrière son éventail. Le duc était arrivé en grande pompe voilà à peu près une heure, accueilli par l'ensemble de la domesticité comme s'il s'agissait du roi en personne. Les familles ducales étaient puissantes, et la maison Fiennes réputée pour être l'une des plus riches et influentes du royaume. Mais tout de même, avait-il besoin d'afficher ce sourire satisfait ?

Elle agita son éventail pour manifester son agacement, isolée sur un fauteuil tandis que le marquis et le duc se livraient à une discussion d'homme dont la marquise et elle-même étaient exclues. La grande chasse à courre annuelle de Dawton House, si elle en croyait les bribes qu'elle percevait. Elle espérait sincèrement qu'on ne la force pas à y participer, mais il y avait fort à parier qu'on ne s'embarrasserait pas de la présence d'une bâtarde dans un tel événement. Pour une fois, ce statut qu'elle détestait l'arrangeait bien.

— J'ai cru comprendre qu'Eleanor vous donnait satisfaction dans la fonction qu'elle occupait ?

Enfin, le marquis entrait dans le vif du sujet. Ellie baissa légèrement l'éventail pour jeter un coup d'œil au duc, qui en fit de même de son côté. Leurs regards se croisèrent et elle remonta l'éventail, furieuse de s'être laissé prendre.

— Entière satisfaction, répondit le duc.

Ellie n'en croyait pas ses oreilles. Il mentait éhontément et elle ne parvenait pas à en comprendre les raisons. Elle se figea lorsqu'il ajouta, l'air pensif :

— Mes sœurs l'apprécient à tel point que je songe à l'engager comme gouvernante à temps plein. Elle pourrait résider à Dawton House, nous avons une quantité infinie de chambres libres.

Il n'osait pas... ?

— Eh bien, je ne sais pas si...

Le marquis hésitait : tant que le duc était absent, le problème ne se posait pas, mais enfermer ensemble deux célibataires du sexe opposé en âge de se marier risquerait de faire jaser. Il tenta une excuse afin de ne pas se montrer ingrat aux yeux du duc.

— Une charge temporaire de dame de compagnie était acceptable, mais Eleanor est tout de même ma fille, et le statut de gouvernante ne convient guère à une jeune fille de la bonne société.

C'était la première fois qu'il admettait leur lien de parenté autrement que pour se plaindre.

— On a porté à ma connaissance qu'elle n'était qu'à demi Bartlett, rétorqua le duc. Je ne pense pas que vous soyez naïf au point d'espérer pour elle un grand mariage. Ce poste est une opportunité et je m'étonne que vous ne la saisissiez pas.

Ellie, quant à elle, se demandait s'ils prenaient conscience que le sujet de leur échange se trouvait juste devant eux. Cela la démangeait de tout avouer au marquis : la rencontre avec le duc, son attitude exécrable et sa mise à la porte. Il aurait été de son côté, c'est sûr. Pas pour la défendre elle mais pour rétablir l'honneur de son nom : on ne manquait pas de respect à un Bartlett, même s'il ne l'était qu'à demi.

Elle aurait aussi demandé au duc ce qui l'avait fait changer d'avis, car il avait été assez clair sur le fait qu'elle n'avait pas les compétences requises. A moins qu'il ne fasse ça pour avoir la paix et calmer les récriminations de ses sœurs, mais il ne lui apparaissait pas comme le type d'homme capable de se laisser manipuler par deux fillettes.

— Vous avez raison, mais...

C'était la première fois qu'Ellie voyait le marquis à court d'argument. A ses côtés, Cecelia sirotait sa tasse de thé, indifférente en apparence mais l'oreille tendue dans l'espoir d'obtenir enfin le départ de cette belle-fille encombrante. On sentait son impatience et son plaisir à cette perspective.

La marquise aux yeux vertsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant