Lorsqu'Ellie raconta la scène à sa grand-mère le lendemain, celle-ci fronça les sourcils, se rappelant avec inquiétude d'une situation similaire.
— Fais bien attention, Eleanor. Ta mère...
— Je ne me ferai jamais ensorceler par un beau-parleur, tu peux me croire.
Ce Mathias Harcourt n'avait de toute façon rien pour lui. Il était trop moqueur, trop frivole et beaucoup trop insolent. Oui, songea Ellie en quittant la clinique, elle ne commettrait pas la même erreur que sa mère avant elle. Le marquis de Clarence était à lui seul un exemple sur le fait que les hommes de la noblesse n'étaient pas dignes de confiance.
Dans la calèche qui la ramenait à Dawton House, elle récapitula les informations qu'elle devait soumettre au duc à son retour. Etant absent la veille — les jumelles avaient été déçues de ne pas pouvoir lui raconter en large et en travers à quel point ça avait été une journée mémorable — Wright lui avait fait savoir qu'il l'attendrait de pied ferme dès le lendemain.
Ellie commençait à être épuisée de ces échanges quotidiens qu'elle ne voyait pas autrement que comme une punition. Mais si le duc attendait qu'elle le supplie de mettre un terme à cette torture, eh bien... qu'il attende. Elle ne lui ferait pas ce plaisir.
Heureusement, quelques bonnes nouvelles venaient adoucir son quotidien : d'abord, grâce aux bons soins prodigués par les médecins de Sainte-Bénédicte, la santé de sa grand-mère se stabilisait. Bien sûr, aucun traitement ne pourrait traiter les effets de son âge avancé, mais c'était tout de même encourageant.
Ensuite, le marquis lui avait fait parvenir une courte missive dans laquelle il l'informait d'un début d'amélioration de l'état de Béatrice. Si elle n'était toujours pas capable de se lever de son lit, elle mangeait et reprenait des forces un peu plus chaque jour.
Forte de cet élan d'optimisme, Ellie pénétra dans le bureau du duc avec assurance, osant même chantonner quelques notes. Elle en avait presque oublié ce qui l'attendait.
— Vous paraissez d'excellente humeur, nota le duc en levant le nez de ses papiers.
Installé derrière son immense bureau de bois sombre, il la fixait avec une curiosité mêlée de répugnance, comme si sa joie était une maladie contagieuse.
— Bonjour, votre Grâce.
Elle décida de l'ignorer et de débiter son compte-rendu de manière automatique avant de repartir. C'était ce qu'il voulait, non ? Pourquoi tenter d'entamer une discussion dont ni lui ni elle n'avait la moindre envie ?
— Le goûter chez la comtesse s'est très bien déroulé, commença-t-elle. Le temps était doux, les invités prestigieux, et Mary et Delilah m'ont dit de vous dire que...
— Vous êtes-vous bien amusée ? la coupa-t-il.
Ellie le fixa, perplexe. De quoi parlait-il ?
— Etais-je censée m'amuser, Votre Grâce ? Il me semblait devoir simplement accompagner vos sœurs.
— Ce n'est pas ce qu'on m'a rapporté.
— Je vous demande pardon ?
En quoi attendre des heures avec les autres gouvernantes était une partie de plaisir ? Quoi qu'on lui ait dit, il paraissait furieux, et Ellie se remémora chaque minute de la veille pour tenter de découvrir ce qui aurait pu le mettre dans cet état.
— Vous deviez accompagner mes sœurs, en effet. Mais il semblerait que vous ayez passé une bonne partie de votre journée à batifoler près de la fontaine.
Mathias ! Le duc ne pensait tout de même pas que...
Pour un peu, Ellie aurait éclaté de rire face à l'absurdité de la situation, mais elle sentit que cette attitude ne ferait qu'aggraver les choses.
— De qui tenez-vous cette information ?
— C'est tout ce qui vous importe ? Vous ne niez pas ?
— Que devrais-je nier, votre Grâce ?
— Que vous occupiez votre temps de service à faire les yeux doux à des coureurs de jupons.
C'en était trop. Ellie laissa échapper un ricanement nerveux et le duc la contempla, incrédule : était-elle en train de se moquer de lui ?
— Avec tout le respect que je vous dois, votre Grâce, poursuivons cette discussion lorsque vous aurez repris vos esprits.
Elle avait au moins la confirmation de ce qu'elle soupçonnait au départ : Mathias Harcourt n'était bien qu'un beau-parleur. Elle se demandait qui avait bien pu déformer ainsi la réalité et faire passer leur rencontre inopinée comme un rendez-vous galant. A moins que ça ne soit Mathias lui-même pour se venger du refus de ses avances ? Elle ne le voyait pas s'adonner à une telle bassesse, mais elle ne le connaissait pas si bien que ça.
Elle esquissa une révérence rapide et commença à se diriger vers la porte. Il y eut un raclement de chaise, une série de pas lourds et rapides et le duc la rattrapa pour la tirer par le bras.
— J'aimerais au contraire clarifier les choses dès à présent.
— Veuillez me lâcher, votre Grâce.
— Il me semblait vous avoir précisé de ne pas finir une conversation sans mon accord.
— Lorsque cette conversation porte atteinte à ma réputation et laisse à penser des choses fausses sur moi, rétorqua-t-elle, il me semble au contraire légitime de ne pas vouloir y participer.
— Vous pourriez tenter de dissiper le malentendu.
— Vous y voyez un malentendu, j'y vois un désir perpétuel de votre part de trouver des raisons de vous emporter contre moi.
— Vous avez décidément la langue trop bien pendue, grogna-t-il.
Enfin, il la lâcha, mais il ne s'éloigna pas pour autant.
— Mathias Harcourt est un bellâtre de la pire espèce, lança-t-il d'un ton sec. Il joue avec les cœurs comme il le ferait avec des cartes, et vous ne trouveriez dans cette relation que chagrin et rancune. Je vous conseille donc de ne pas accorder le moindre crédit à ses promesses d'amour éternel.
Comme s'il s'était rendu compte de ce que ses mots laissaient à penser, il se hâta d'ajouter :
— Il ne sera pas dit qu'une personne liée de près ou de loin au duché de Bedford se laisse appâter par son exécrable jeu d'acteur. Il en va de ma réputation.
Il n'ajouta rien de plus. Ouvrant la porte avec brusquerie, il disparut dans le couloir et on entendit ses pas marteler l'escalier avec plus de vigueur que d'ordinaire. Ellie, abandonnée dans la pièce vide, resta plusieurs minutes à se demander à quoi exactement elle venait d'assister.
Si cela n'avait pas été le summum de l'insensé, elle aurait pu penser que le duc était... jaloux.
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La marquise aux yeux verts
Historical FictionEleanor, fille illégitime de Josiah Bartlett, marquis de Clarence, a grandi à l'écart dans un milieu modeste. Elle rêve de grands voyages et de liberté mais doit rester aux côtés de sa grand-mère, trop vieille pour s'occuper seule de la ferme famili...