— Eleanor ?
Ellie sursauta, tirée de ses pensées par le chuchotement de Mary. Elle devait penser qu'elle dormait, le front appuyé contre la vitre de la calèche et les yeux fermés. En réalité, elle se préparait à la journée éprouvante qu'elle allait devoir supporter : une nuée d'adolescentes à la voix aigüe déterminées à se montrer sous leur meilleur jour face à celles qui deviendraient plus tard leurs rivales.
— Nous sommes bientôt arrivées.
— Merci, Mary.
— Votre robe vous va bien, lança Delilah avec sincérité.
Grâce à l'intervention du duc, ses malles lui avaient enfin été rapportées. Ellie n'était pas seulement gouvernante, elle était la fille d'un marquis. La robe qu'elle portait était donc un savant mélange de ces deux conditions. Ni son géniteur ni son employeur ne désiraient qu'elle leur fasse honte d'une quelconque façon, et, dans la bonne société anglaise, le rang social se lisait dans le tissu aussi aisément que dans un livre ouvert.
— Merci, Delilah.
Ellie répondait de façon mécanique, le regard perdu dans le paysage qui défilait. Dans ses bagages se trouvait également une lettre manuscrite du marquis qui lui donnait des nouvelles de sa demi-sœur : hélas, elles n'étaient pas bonnes. Ses jours semblaient comptés avant qu'elle ne soit contrainte à faire partie du projet du marquis, quel qu'il soit.
Mais que pouvait-elle faire, là, tout de suite, si ce n'est bouillir de rage en silence ? Sa grand-mère allait mieux, les traitements fonctionnaient. Elle devait attendre qu'elle soit entièrement rétablie avant de songer à s'enfuir.
— Eleanor, regardez !
Mary bondissait sur sa banquette, excitée comme une puce : le manoir de la comtesse se dévoilait dans l'horizon. Ellie y jeta un coup d'œil distant tandis que leur calèche franchissait les grilles et s'engageait sur le sentier.
— Un peu de tenue, toutes les deux. Je vous rappelle que vous représentez le duc.
— Nous serons sages comme des images, promit Delilah.
— Ce n'est pas l'expression que j'aurais employée pour vous décrire.
Toutes trois échangèrent un regard complice. Les chevaux s'immobilisèrent, on ouvrit la porte et un domestique portant la livrée de la comtesse aida les deux sœurs à descendre. Ellie refusa poliment la main qu'on lui tendait.
— Je peux descendre seule, merci.
Le jeune homme battit des cils, surpris qu'on s'adresse à lui de manière aussi directe et aussi respectueuse. Mary et Delilah bavardaient en s'approchant de l'entrée, indifférentes à la scène.
— Eleanor, dépêchez-vous ! Vous devez nous accompagner jusqu'au salon.
Ellie poussa un soupir discret et accéléra l'allure pour les rattraper. D'autres voitures arrivèrent après la leur, déversant leur flot d'occupantes aux robes bouffantes et aux exclamations hypocrites de joie à l'idée de retrouver telle ou telle amie de longue date. L'une d'elle, une rousse au visage de porcelaine, s'approcha des jumelles et lança d'une voix sonore :
— Mary ! Delilah !
Les jumelles s'arrêtèrent pour la prendre dans leurs bras.
— Vous avez été invitées aussi, quel bonheur. Et quelle surprise aussi, ajouta-t-elle d'une voix chargée de fausse compassion. Je vous croyais encore dans le deuil de votre père. Si j'avais, moi, perdu un proche, je serais trop occupée à pleurer pour aller pavaner dans des salons.
Elle distillait son venin avec une efficacité redoutable. Mary, au souvenir de son père, se mordit la lèvre sans répondre. Delilah, le regard chargé d'orage, esquissa un sourire amical en serrant discrètement la main de sa sœur.
— Nous avons longtemps hésité, c'est vrai. Mais nous devons prendre nos responsabilités en tant que filles de duc, n'est-ce pas ? La comtesse nous en aurait voulu de la laisser avec des invités de rangs inférieurs, son goûter aurait été gâché.
Elle ajouta, impitoyable, alors que le visage de son amie se contractait d'une rage contenue :
— En parlant de père, comment va le vôtre ? Mon frère me le disait tantôt, nous n'avons plus beaucoup de nouvelles du baron Lovat.
Soit un rang bien inférieur au leur. Les lèvres d'Ellie frémirent mais elle se força à étouffer son sourire. C'était une victoire sans appel pour Delilah qui reçut une vague salutation de la fille rousse avant que celle-ci ne quitte précipitamment les lieux en direction des portes où on annonça, comme une ultime humiliation :
— Adeline Lovat, fille du baron Lovat !
— Vous avez été splendide, Delilah.
Ellie la contempla d'un œil approbateur tandis que Mary reniflait.
— Parler de papa de cette façon...
— Oublie cette peste, la coupa Delilah avec brusquerie.
Elle se remit en marche et la tira par le bras pour qu'elle la suive. Ellie leur emboîta le pas et resta à bonne distance tandis qu'on les annonçait à leur tour. En entrant à l'intérieur, elle fut subjuguée par la beauté du hall. Ses murs couverts de tableaux, ses tapis à frange de fils dorés sur un sol de marbre, tout était synonyme de goût et de luxe.
— Veuillez me suivre, s'inclina une domestique en tablier blanc. La comtesse attend ses invitées dans le salon rose.
Le salon méritait en effet ce nom : tout était dans un camaïeu de rose, du sol au plafond. Comme Ellie l'avait prévu, elle n'était pas autorisée à entrer. Elle donna aux jumelles un dernier avertissement de bonne conduite avant de les laisser rejoindre les autres. Elle reviendrait les chercher en fin d'après-midi.
Elle hésita d'abord à rejoindre les quartiers des domestiques comme les autres gouvernantes, mais, ne tenant pas particulièrement à se sociabiliser, préféra sortir dans le parc, à l'abri des regards et de l'agitation. Elle savoura la brise tiède et les rayons du soleil, les yeux clos, marchant au hasard des sentiers et de la végétation parfaitement maîtrisée. Tout était coupé au millimètre près, buissons, herbes, rosiers aux fleurs odorantes. Une beauté froide et distinguée dont elle regrettait toutefois l'absence de spontanéité.
Elle était perdue dans ses pensées quand une voix surgie de nulle part la fit sursauter. Mathias Harcourt s'avançait vers elle, canne à la main et sourire aux lèvres.
— Comme on se retrouve, Eleanor Morrow !
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La marquise aux yeux verts
Tiểu thuyết Lịch sửEleanor, fille illégitime de Josiah Bartlett, marquis de Clarence, a grandi à l'écart dans un milieu modeste. Elle rêve de grands voyages et de liberté mais doit rester aux côtés de sa grand-mère, trop vieille pour s'occuper seule de la ferme famili...