J'ai traversé la rue d'un pas pressé, suivi de près par ma valise à roulettes qui peinait à suivre le rythme. Mamie courrait à moitié derrière moi en essayant tant bien que mal de me rattraper. Une fois abritées par l'arrêt de bus, l'angoisse m'envahit face au nouveau tableau des horaires ; les noms des lignes ont changé, si bien que je doute maintenant de pouvoir rentrer chez moi à l'heure prévue : "le plus tôt sera le mieux" m'étais-je dit en choisissant de me fixer sur le premier bus de l'après-midi.
Mamie cherche à comprendre le sens de lecture des affichages en me demandant si les horaires sont indiqués, tout en pointant du doigt la carte de la région ce qui a le don de m'énerver au plus haut point. Il est temps que je m'en aille, vraiment. Une fois de plus la semaine fut difficile, peut-être même plus cette fois-ci que les précédentes ! Il a suffit d'un appel de papy qui a fait resurgir la colère que j'ai envers lui et que je prenais soin d'enfouir au fond de moi et d'un dîner pour me mettre dans tous mes états.
Je suis à fleur de peau. Les nuages s'entassent pour ne former qu'une seule et même masse grise tandis qu'une chaleur humide me colle. Mamie parle toute seule et fait un fond sonore au fil de mes pensées qui s'étend, ou peut-être s'adresse-t-elle à moi ? Je me perds dans ma réflexion sur comment éviter de péter un câble mais suis interrompue par un homme au teint basané qui nous salue, ma grand-mère et moi.
Je comprends rapidement qu'il rencontre des difficultés à repérer l'heure de passage d'un bus qui me semble être le même que le mien, aussi j'engage la conversation, comme pour fuir mamie et ses remarques incessantes...
- "Vous prenez le 32 ?
- Bah oui, il ne devrait pas tarder à passer d'ailleurs mais je ne comprends pas, pourquoi n'est-ce pas affiché..."
L'échange se poursuit nonchalamment et je prends soin de lui faire parvenir les informations que je détiens concernant un futur changement de ligne, d'où, supposément, la nouvelle appellation et le nouvel itinéraire déjà indiqués sur le panneau quoi qu'en avance, étant donné leur mise en circulation à partir du vingt-neuf août. L'homme m'écoute avec attention et me répond avec entrain, vêtu d'un simple tee-shirt jaune au col en V. Ses bras, musclés mais pas trop, s'agitent en harmonie avec ses exclamations à chacune de mes paroles "une meilleure amplitude horaire ? nan mais c'est génial ça ! t'es sérieuse ?". Le tutoiement est venu naturellement et cette rencontre inattendue, même si je ne m'en doutais point, était déjà en train de changer le cours de mon existence, au-delà d'avoir changé le cours de ma journée.
Mamie tente d'interagir et je suppose qu'elle doit se sentir mise de côté, mais par égoïsme, agacement, lassitude ou tout cela à la fois, je ne fais pas d'effort pour l'intégrer à mon échange outre mesure. Je reprends peu à peu mon sourire cependant, heureuse de discuter de tout et de rien avec cet homme dont je ne connais pas même le nom, tandis que mamie s'incruste d'elle-même et me coupe à moitié la parole pour expliquer à ce monsieur que je m'envolais vers mon avenir (avec toute l'émotion possible dans la voix d'une grand-mère qui voit sa petite fille "quitter le nid") ; bref, vous voyez le tableau.
Les larmes montent et la voilà bientôt telle une fontaine, et bien qu'embarrassée, je ne trouve le moyen de la rassurer et opte plutôt pour le regard de travers, lui intimant plus ou moins gentiment d'arrêter. Alors oui, beaucoup diront que j'aurais pu faire un effort, aller vers elle et lui montrer un peu de compassion ; oui mais voilà, vous ne me connaissez pas, tout comme vous ne connaissez pas ma grand-mère, ainsi vous ne pourriez comprendre par quelle suite d'évènements et expériences je me retrouve aujourd'hui face à elle tout en étant incapable de la consoler.
Nous apercevons le bus au loin et j'échange un regard entendu avec l'homme aux prunelles marrons comme pour dire "c'est bon, on va pouvoir y aller". Je quitte mamie affairée à discuter avec lui plutôt rapidement et monte presque précipitamment dans l'engin comme pour fuir cette scène, suivie par ce gentil inconnu. Une fois assise à ma place, je glisse un écouteur dans mon oreille et m'apprête à enclencher ma playlist la plus sombre sur Spotify tandis que l'homme s'assoit face à moi et m'interpelle :
- "Bon alors, tu vas étudier quoi ?"
Surprise, je quitte l'écran de mon cellulaire des yeux et me tourne vers mon interlocuteur.
- "Le droit ! Je vais faire une double licence de droit français et de droit anglo-américain pour-
- ...comparer les systèmes ?" me coupe-t-il.
- "C'est exact ! Et puis j'aimerais m'installer au Canada donc c'est intéressant d'avoir une maîtrise du droit exercé là-bas !
- Puis le droit c'est super enrichissant !
- C'est clair, même si aujourd'hui la justice semble corrompue en France, bosser dans ce milieu c'est une chance d'agir pour le bien commun je trouve.
- Tu parles de justice corrompue, mais franchement quand je vois l'avènement de certains droits aux États-Unis avec-
- ...le droit à l'avortement putain mais oui, ça me rend dingue !
- Et le port des armes aussi, enfin on croit rêver !"
La discussion est fluide, intéressante et cet homme m'intrigue, je suis donc rapidement happée par ce nouvel échange. C'est alors que l'expression "refaire le monde" prend tout son sens ; des graines de tomates issues de cultures "ancestrales" aux lois karmiques, en passant par la junk-food, le microbiote intestinal et les énergies ainsi que le burn-out et les nouvelles technologies, cette rencontre sortie de nulle-part a enrichi mon existence.
Au bout d'une bonne quarantaine de minutes, le bus arrive à son terminus et mon acolyte me propose gentiment de porter ma valise, me voyant encombrée. On poursuit notre petit bout de chemin à pieds et on s'arrête un peu plus loin pour poursuivre notre discussion. Cet échange de connaissances, cette transmission de savoir, ce partage d'expériences me fait me sentir si bien que j'en viens à me demander si tout cela est réel. Cet homme dont je sais tout et rien à la fois semblait pouvoir s'évaporer à tout moment, tel un ange gardien qui m'était envoyé par l'univers pour m'aider à me construire en tant que femme, citoyenne, être humain.
- "Enfin, je ne vais pas être plus lourd, je voulais juste te remercier pour cette discussion !"
C'est ainsi que s'est crevé la petite bulle spirituelle qu'on s'était créé, tels deux amis de longue date qui se retrouvaient par un curieux hasard... et comme il m'était apparu, il est reparti.
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Immersion Totale Dans Mon Monde
PoesiaPetits poèmes comme ça, textes, citations, juste histoire de ! Je les ai dans ma tête mais je voudrais vous les partager. Vous allez donc découvrir en partie ce qui se trame dans mon cerveau. Je vous laisse découvrir ce que ça donne !