Chapitre I : Mémoire Défaillante (Partie 1)

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  On lui écrasa le pied, avec tant d'agressivité qu'elle crut d'ailleurs qu'elle allait le perdre. Serrant son sac plus fort contre elle, par peur qu'on lui vole quelque chose, ou bien terrifiée à l'idée que ces gens puissent la voir, elle jeta un coup d'œil nerveux par la fenêtre encrassée du bus qui laissait défiler derrière lui le paysage parisien. Dieu, elle avait en horreur de devoir prendre les transports en commun seule, à la merci des regards posés sur elle sans qu'un quelconque visage familier ne puisse la défendre.

   Elle se mordit la joue, se replongeant dans ses idées. Il faudrait vraiment qu'elle songe à réclamer à son frère un scooter, puisqu'elle avait passé son permis. Avec l'argent qu'il versait dans des choses plus insensées, elle ne voyait pas quel mal cela pourrait lui faire. Un coup de coude dans les côtes, faisant irradier une soudaine stupide douleur, la rappela aussi soudainement que brutalement à la réalité.N'osant répliquer, elle se contenta de pencher la tête en avant, se sentant trop encombrée par son frêle petit corps. Elle se faufila discrètement vers la sortie, luttant tant bien que mal, espérant ne pas avoir à s'excuser de passer.

   Lorsque ses pas foulèrent le bitume, elle se sentit à nouveau respirer, comme si l'air qui s'engouffrait avec une vivacité étonnante dans ses poumons était neuf. Puis une nausée la surprit. Un pas, une nausée.Cela se stoppa comme ça avait débuté : sans prévenir.Quelques secondes de noir, et la vie reprit son cours normalement. La légère brise fit onduler doucement une de ses mèches aux nuances miellées avant qu'elle ne se dépose sur son minuscule nez sur lequel s'entassaient nombre de tâches de rousseur. Son sac appuyant douloureusement dans le creux de son coude, l'adolescente resserra autour d'elle les pans de sa veste collège noire, dont le dos était couvert d'un motif représentant un ouroboros, sorte de dragon se mordant la queue, de couleur bleu.

   Ses converses montantes traversèrent la rue habillement, d'un pas si pressé qu'on aurait pu le confondre avec une course, longèrent quelques trottoirs, avant qu'elles ne s'arrêtent net devant la large porte d'un immeuble haussmannien. La jeune fille, tandis qu'elle fouillait dans son sac, tapa le digicode si distraitement qu'elle dut s'y reprendre à deux fois, s'apercevant que son charmant voisin à peine plus âgé qu'elle attendait qu'elle parvienne à s'en sortir. Elle sortit ses clefs dans un petit geste triomphal, souriant à pleine dent, et se glissa à l'intérieur du bâtiment.

   Un choix s'offrait alors à elle : les escaliers, bien qu'elle habita au quatrième,ou l'ascenseur, mais elle devrait, dans ce cas-ci, affronter le voisin et ce que cela représentait pour une jeune introvertie. Ses jambes tremblantes firent le choix pour elle, la guidant vers l'engin mécanique, le jeune homme faisant de même. Tandis que l'ascenseur montait, les joues de l'adolescente prenaient une teinte cramoisie qu'elle ne parvenait à refréner. Elle aurait pu se qualifier de timide maladive si sa nervosité ne lui faisait pas déverser des flots de paroles sans queue ni tête dès qu'elle devait ouvrir la bouche pour s'adresser à quelqu'un avec qui elle n'était pas encore parvenue à être à l'aise.

   Quand les portes s'ouvrirent, elle sortit plus précipitamment encore que ce qu'elle n'avait voulu, ne se rendant compte que le garçon aurait souhaité lui adressé quelques mots seulement lorsque l'ascenseur s'était remis en route. Elle passa une main sur son front en soupirant,s'exaspérant elle-même. Elle inséra les clefs de l'immense appartement dans la vieille serrure dorée, son cœur se serrant étrangement.

   Elle poussa la lourde porte, la referma, et se laissa tomber contre elle, des larmes brûlantes creusant des sillons sur sa peau. Un léger cris, à peine audible et néanmoins retentissant, résonna hors de sa bouche. Elle était épuisée de cette vie, de sa vie. Cette fois encore, elle ne résisterait pas. Elle ne résistait plus depuis bien longtemps.

   À quoi bon résister si la solitude lui rongeait l'âme jusqu'à l'en faire saigner ? Elle souffrait de sa routine maussade et des plaies que la vie avait laissé gravées en son être. Son appartement était vide en permanence, comme ses applications de communication,contrairement à ses pensées. Quand ses parents étaient morts, elle avait cru qu'elle ne pourrait jamais s'en remettre, mais des gens l'avaient soutenue. Des gens qui à ce jour n'étaient plus là,l'avaient tous abandonné. Pourquoi ? Sûrement parce qu'elle n'était pas à la hauteur. Elle ne l'avait jamais été, à ses yeux. Comment aurait-elle pu mériter une quelconque once du bonheur qu'on lui avait cédé ? Elle ne valait rien. Rien qui ne vaille de lutter.

   La jeune fille se releva lentement, sentant tout son corps se mouvoir dans de douloureux gestes, avant de ne se diriger vers le comptoir de la cuisine ouverte sur le spacieux salon. Elle ouvrit un tiroir, fouilla dedans, choisit l'un des ustensiles, et dans la longue plainte d'un silence déchirant, marqua son avant-bras une fois de plus. Elle savait qu'elle n'aurait pas dû le faire, qu'elle aurait dû tenter de lutter, au moins quelques heures, de refréner ce besoin qui logeait dans ses veines. Mais sa journée avait été rude, une fois de plus, et elle n'avait pas la moindre envie de se soucier de l'impact que cela avait sur elle.

   Ses sanglots se muèrent en spasmes silencieux qui se contentaient de faire bouger ses épaules dans des soubresauts abîmés. L'air se faisait rare autour d'elle, la noyant dans des hoquets qu'elle ne parvenait plus à faire disparaître. Quand le calme fut revenu et que sa respiration se fit plus lente, elle prit une éponge, essuyant les quelques gouttes écarlates qui s'étaient écrasées sur la paillasse, puisse dirigea vers la salle de bain.

   Se saisissant d'une compresse qu'elle imbiba de désinfectant, elle nettoya sa nouvelle plaie, se jetant des regards réprobateurs de temps à autre dans le miroir. Ses yeux, d'un bleu orageux, paraissaient lui reprocher tout le mal qu'elle s'infligeait. Seulement, cela faisait déjà un moment qu'elle avait décidé que cela ne servait plus à rien de se battre.Son frère, peut-être la seule personne qui lui restait réellement, ne la voyait pas assez souvent pour remarquer ces marques, et elle était toujours parvenue à les cacher à ses amis, enfin, si on pouvait les appeler ainsi. Qu'y pouvait-elle vraiment si elle ne se convenait pas ?Il ne suffisait pas de dire que la vie est belle et que l'on a tout pour être heureux pour que tout s'arrange, contrairement à ce que la majorité des gens qu'elle côtoyait pensaient.

   « On nous apprend, se souvint-elle subitement d'une discussion qu'elle avait eu avec l'une de ses amies, que la drogue et l'alcool sont dangereux. On nous apprend que le harcèlement est mal. Et tout cela est vrai. Maison nous bassine avec tout ça, comme on nous bassine avec des cours qui au final ne nous intéresseront même pas. On nous apprend nombre de choses inutiles, mais quand nous a-t-on appris à être heureux ?Comment créé-t-on un bonheur réel ? Ils veulent qu'on soit heureux, disent-ils, et pour cela, ils nous font travailler toujours plus, jusqu'à l'épuisement, ils nous contraignent jusqu'à ce que nos nerfs et nos cœurs lâchent. Et pourtant, ce seront toujours eux les plus étonnés face aux suicides et aux scarifications. S'ils voulaient vraiment notre bien, ne nous apprendraient-ils pas plutôt comment s'atteint le bonheur ? »

Ou alors, ils ne sont pas prêts à avouer qu'ils ne l'ont pas trouvé, songea-t-elle face au miroir.

Elle sortit finalement de la pièce, enlevant sa veste et ses chaussures, les déposant dans l'entrée, avant de se diriger vers sa chambre. Elle en poussa la porte, avant de se figer, surprise de ce qu'il s'y trouvait. Passé les secondes de stupeur, elle se rendit compte avec horreur que son bras, sur lequel un long pansement s'étalait, était à la merci de la personne qui se trouvait en face d'elle. Et visiblement, l'estafilade ne lui avait pas échappée.

- Chimène, tu m'expliques ce que tu as fait avec ton bras ? Gronda la voix du jeune homme qui se dressait face à elle, n'ayant pas de mal à les dominer, elle et sa petite taille.

-Ri... rien, balbutia-t-elle, se sentant virer à l'écarlate d'être ainsi découverte ; elle avait l'impression d'être un enfant pris la main dans le pot de Nutella. Je me suis blessée en me prenant un pavé, ce n'est rien de grave. Tu sais, c'est ça Paris et ces pavés.

  Une nausée la saisit, accompagnée de vertiges et d'un mal de crâne lancinant. Cela devenait répétitif depuis qu'elle s'était réveillée le matin-même. À dire vrai, cela datait un peu plus. Déjà, quelques jours auparavant, elle avait sauté des repas, ne pouvant rien avalé. Un muscle de sa jambe se tendit à lui fendre les os.

- En trébuchant ? Tu te fous de ma gueule là, c'est ça ? Tempêta-t-il, hors de lui, alors qu'elle avait de plus en plus de mal à le voir, sa vue se troublant. C'est plutôt le couteau que je t'ai vu utiliser qui a dérapé, oui !

- Bill, gémit-elle. Je crois que je vais...

   L'adolescente ne parvint pas à finir, sa main cherchant à s'agripper au bureau rencontrant le vide. Elle s'échoua sur le parquet, recroquevillée sur elle-même. Des couinements lui échappaient tandis qu'elle avait l'impression que son crâne allait s'entailler sur toute sa surface avant d'exploser. Elle avait si mal ! Son frère aîné se précipita vers elle, la prenant dans ses bras en la suppliant de lui dire ce qu'il lui arrivait. Ce fut comme si un éclair la frappait,la transcendait. Le noir se fit sans qu'elle ne puisse y faire quelque chose.



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