Livre III - Chapitre 3 - Partie 5

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Soixante ans était un âge honorable pour Attica. Et du haut de ses soixante-trois ans, Sasherlak aurait pu être facilement reconnu comme un sage, ces hommes respectés pour avoir atteint un âge aussi avancé. S'il avait préféré passer le reste de sa vie assis sur une chaise, à conter à ses petits enfants ses gloires passées, on ne lui en aurait pas voulu. Mais il était presque en bonne santé, et n'avait donc pas bronché lorsqu'on lui avait quémandé de reprendre du service dans la guerre, quoiqu'il fut vexé qu'on l'ait intégré au bastion composé des nouvelles recrues, les plus faibles donc, pour s'occuper de tuer les Rezels.

Ces derniers ne faisaient office que de chairs à canon à Death, et ils étaient suffisamment idiots pour avoir accepté leur sort. Ils étaient nombreux, mais terriblement impuissants face à eux. Leurs fronts très inclinés vers l'arrière, leurs dents pourries et leurs cheveux ébouriffés leur conféraient des allures certes monstrueuses, mais ce n'était absolument pas suffisant pour faire face aux soldats attiques. Ce n'était pas pour rien qu'Attiqua avait gagné de nombreuses guerres contre eux auparavant, car les Hommes étaient tout de même bien plus réactifs que le corps trapu des Rezels. Bref, même avec ses débutants adolescents, Sasherlak était en train de gagner du terrain, bien qu'ils aient été au départ en sous-nombre.

Or voilà, durant la bataille, quand la plupart des Rezels furent soit dispersés soit morts, ils commencèrent à effleurer les formations des soldats de métal. L'un d'entre eux réussit à blesser Sasherlak à l'épaule. Il fit alors un geste brusque en arrière et, en se redressant trop soudainement, son dos s'engourdit et se mit à trembler de tout son long. Il venait de se bloquer une lombaire et tomba alors à la renverse, immobilisé.

Alors qu'on s'affairait autour de lui pour le protéger, il ne put s'empêcher d'exprimer un vif sentiment de jalousie envers ceux ayant son âge, mais combattant encore vaillamment. Madenn boitait, mais tranchait bien plus de têtes que le plus courageux des jeunes hommes. Kaboss était certes un peu moins âgé que lui, néanmoins, son dos ne l'immobilisait pas au sol pour autant. Il n'avait pas de chance, se disait-il.

« Protégez Sasherlak ! » hurla un capitaine à ses hommes.

Ce geste, l'homme ne l'apprécia pas. Cela heurta son orgueil. Certainement que le militaire le faisait par respect pour lui, indiquant qu'il ne devait pas mourir et, en un sens, cela montrait bien à quel point le Lion, c'est ainsi qu'on l'appelât depuis qu'il avait réussi à protéger une ville entière d'une rafle organisée par les Démons, 17 ans auparavant, était respecté par ces pairs. Mais à quoi cela servait-il lorsqu'il était complètement emprisonné de son propre corps sur les pierres coupantes autour du lac de Terr ? À rien de plus que d'affaiblir sa fierté. Pour la deuxième fois en quelques années, Sasherlak avait honte. Honte d'avoir vu son propre fils, Askavian, fouetté sur la place publique à cause d'Aurora, et honte de ne plus pouvoir combattre à cause de soucis de santé.

Il était vieux et faible, cela le désespérait, car il pouvait voir arriver la mort sur lui et il ne le voulait absolument pas. Il lui restait encore tant de choses à accomplir selon lui. Mais en fait, ses enfants étaient déjà adultes et il n'avait plus grand-chose à leur apprendre. En fait, s'il mourait aujourd'hui, il mourait en héros et lui-même pensait qu'il aurait bien vécu. En fait, son temps allait se terminer et il n'avait plus rien à accomplir qui en vaille la peine puisqu'il avait déjà une vie bien remplie. En fait, la seule chose qui lui restait à faire avant de rejoindre le dieu de la mort, c'était de se venger d'Aurora. Et c'était bien la seule chose qui le faisait se lever tous les matins depuis l'incident entre Askavian et elle, redoublé de hargne quand ce dernier disparut après le siège de Belleria. Il ne savait alors pas que son fils était mort là-bas, et n'avait cessé d'envoyer des expéditions pour le rechercher. Toutes revinrent infructueuses. Cela faisait maintenant plus d'un an. Nün, sa première femme, avait fini par accepter qu'il était mort ; Sasherlak ne pouvait pas se résigner à ce fait. Il était son fils préféré, car il lui ressemblait énormément, et il l'avait perdu.

Tout ça pour cette putain ! se dit-il.

Sasherlak ne pouvait donc pas mourir tout de suite. Il tenta alors de se relever, ignora la douleur de son dos, mais dut se recoucher quelques secondes après. Il était vraiment paralysé.

Une bourrasque de feu effleura alors les cheveux des militaires alliés les plus grands, et une petite femme au corps bien moulé dans sa combinaison noire opaque arriva en flèche devant lui et les hommes qui le protégeaient. Aurora était poursuivie par une horde de soldats de métal. Elle ne fit que passer en criant, évitant tant bien que mal les lasers bleus et les bombes qu'on lui jetait. Cela énerva Sasherlak encore plus.

Comme les Osphranae n'avaient l'air de faire attention qu'à elle, aucun des militaires attiques ne fut tué lors de cette brève passade, mais l'un des Grims écrasa le ventre de Sasherlak avec ses pieds lourds et son dos fut débloqué en un instant. Il se releva, se frotta le dos et regarda la jeune femme s'enfuir, entrainant avec elle une bonne cinquantaine d'ennemis. Ce n'était peut-être qu'une coïncidence, mais il apprécia le passage de la jeune femme, pour se rappeler bien vite qu'il désirait d'abord se venger d'elle avant de commencer à l'aimer, même un peu.

Alors que le dernier Rezel visible venait de tomber, tête la première sur une pierre, tué par un grand gamin très maigre, il fallait maintenant que Sasherlak et les autres jeunes commencent à s'affairer sur les soldats de métal. Cependant, alors qu'il leva la main pour donner un second assaut et encourager ses troupes par un discours éloquent afin de les motiver, une horde de cavaliers attiques, menés par Ésopte, leur barra la route. Tous sauf le général se mirent à combattre contre les Grims et les quelques Tanks. Sasherlak fronça les sourcils.

« Barre-toi, Ésopte, ils sont à moi !

- Non ! Ils sont trop forts pour vous. J'ai besoin que vous retourniez au camp, prenez le maximum de vivres et essayer de rejoindre les civils pour les escorter loin de là ! »

Le vieil homme était hors de lui.

« Ce n'est pas parce que je suis âgé que je ne peux pas encore trancher quelques têtes !

- C'est trop dangereux !

- Mais vous avez besoin d'hommes ! »

Il commença à contourner le cheval blanc de son ami. Ce dernier avança sa monture en réponse, pour l'empêcher de passer à nouveau.

« Regarde autour de toi, lui dit alors Ésopte, on est en train de gagner ! »

Cela figea le vieux militaire sur place. Ses yeux bleus s'ouvrirent en grand et il regarda alors enfin autour de lui. Attiqua avait perdu beaucoup d'hommes, leurs cadavres recouvraient le sol et les pierres blanchâtres du lac avaient pris une couleur rouge sang, tout comme les rives. Mais à y regarder de plus près, il y avait encore plus de cadavres de Rezels et de Démons, et cette espèce de gel noir qui sortait des circuits hydrauliques des Osphranae désactivés, ils ne le savaient pas encore, mais elle polluerait le terrain pendant de nombreuses années et aucune plante ne pourra pousser durant de longues décennies.

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⏰ Last updated: May 06, 2015 ⏰

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