Introduction

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Décembre

Le brouhaha incessant encombrait son ouïe. Les odeurs de fritures, de viande grillée, de sauces, de gâteaux et de chocolat se mélangeaient autour de toutes les silhouettes qui s'agitaient. Les commandes fusaient, les voix se cassaient à travers la cuisine.

— Trois steaks ! Léo, trois saignants, cette fois !

D'une main levée, le jeune homme assura qu'il avait entendu la demande. Ses doigts étaient douloureux ce soir-là, à force de serrer les manches des poêles et de frotter pour aider à la plonge. Parfois, des jurons retentissaient à travers l'immense cuisine, suivis de près par un bruit de vaisselle. Une langue claquait ensuite, signe que leur superviseur n'était pas très loin, ne tolérant pas les débordements verbaux.

A plusieurs dizaines de mètres, les lieux étaient tout autre, regorgeant de ce que les clients du Manoir Pourpre appelaient parfois des créatures, incapables qu'ils étaient, pour certains, de savoir comment appeler les artistes qui leur retournaient le cerveau durant les heures de spectacle.

Un peu plus loin de Léo, les mains enfoncées dans les grands bacs de nettoyage, Eden riait à gorge déployée avec un petit nouveau qui affichait un petit sourire. Léo avait déjà aperçu ce type auparavant, parmi les amis de Guillaume et de l'un des vigiles de l'établissement.

Une soirée classique, en somme. Léo ne savait jamais vraiment s'il aimait ce quotidien ou s'il le détestait. Il n'était jamais certain de tout ça, de ce qui le concernait, de ce qui le définissait quotidiennement tandis qu'il se vautrait chaque jour dans des décisions qui s'étaient succédées à vitesse grand V. Du bout des doigts, il replaça la charlotte émeraude qui évitait à ses cheveux de tomber dans tous les plats des clients puis soupira brièvement, prêt à se concentrer. Donc, des steacks saignants...

— Excusez-moi, je cherche, euh... monsieur Dupond ? Qui est Léonard Dupond ?

Léo sursauta quand son nom résonna à travers la salle, en provenance du couloir. Quelques regards se tournèrent vers lui, puis vers la voix qui lui était inconnue. Lâchant sa poêle des yeux, il se tourna, ôta sa main de la poignée chaude et chercha l'origine de l'appel. Cependant, à la seconde où il le trouva, il le regretta d'une manière qu'il n'avait jamais envisagée. Car, tout aussi simplement, son ventre se tordit en voyant celui qui se tenait sur le pas de la porte à double battants, la tenant enfoncée d'une épaule.

.

Lui.

Un visage qu'il voyait pour la première fois. Une voix qu'il n'avait jamais entendue jusqu'alors. Sous une longue mèche de cheveux, effilée et rose pâle, des yeux noisettes le fixèrent en remarquant ses mouvements, avec une franchise à laquelle il ne s'était pas attendu. Des bras aux manches larges et bleu ciel lui tendirent une poche noire qui semblait bien remplie.

Une bouffée de quelque chose le prit, caressant tout son corps à contrecourant, sans qu'il fût capable d'y faire quelque chose. Une seconde, peut-être deux, durant lesquels Léo se sentit incapable de ne serait-ce que penser, le regard plus fixé sur les mains du garçon que les anses du sac.

— On m'a demandé de te... de vous donner votre nouvel uniforme. Les manches sont plus longues maintenant, et le pantalon a été repris au niveau de la taille.

Il y avait des choses dont Léo avait entendu parler, sans qu'il y croie jamais. C'était risible. Stupide. Un pincement dans son ventre. Son cœur qui manqua un battement. Ses yeux qui fouillaient cette silhouette entière, qui voulaient tout retenir de ces formes nouvelles.

— M-merci.

La première fois. La première rencontre. Le premier regard, aussi bref fut-il quand les prunelles noisette se baissèrent bien trop vite.

Ce soir-là, Léo sentit ses tripes se tordre dans tous les sens, son cœur s'affoler et sa respiration se couper. Il sentit la peur, aussi, à l'idée de ce qui venait de le frapper plus durement que tout ce qu'il avait pu imaginer dans sa vie.

On lui en avait parlé. Il n'y avait jamais cru. Il en avait toujours ri, incrédule quant à cette légende qui en faisait rêver plus d'un dans l'équipe du Manoir, ou encore à l'université, dans les groupes de filles qu'il écoutait d'une oreille distraite. Les jours suivants, il essaya même de repousser cette idée loufoque, mais qui tournait en boucle dans sa tête.

Le coup de foudre.

Puissant et brutal.

Suffoquant.

Et, plus que tout, terrifiant quand la silhouette disparut dans les profondeurs des couloirs du Manoir, l'abandonnant de nouveau à son quotidien, son uniforme sur les bras et la bouche ouverte sur un long silence.

— Léo, tes steaks ! On a dit saignants, pascarbonisés ! 

Du fil à l'aiguille [Passion au Manoir Pourpre 3] [édité]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant