Chapitre 19 - Avec perte et fracas // 2

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Je la fais tourner entre mes doigts. Elle est étonnamment légère, sans fioritures ni inscriptions. N'y tenant plus, je l'ouvre et l'incline pour en découvrir le contenu qui tombe directement dans ma paume.

— Une clé ?

Je lève les yeux vers Eric et rencontre son regard chaud posé sur moi.

— Ce sont les clés de l'appartement, dit-il de sa voix grave et vibrante. Si c'est ça la vie à tes côtés, alors je signe tout de suite !

Il me sonde avec intensité et je comprends à quel point il est sérieux. Je cligne des yeux, sous le choc.

— Tu me demandes... de venir vivre ici, avec toi ?

Eric hoche la tête et soutient mon regard. Je vois bien qu'il attend ma réponse mais rien ne me vient. Mon cerveau baigne toujours dans son émulsion d'hormones après-sexe et ne daigne pas me venir en aide.

— Eric, commencé-je, je suis... je ne sais pas quoi dire...

Devant ma confusion, mon amant fronce les sourcils, adoptant cet air inquiet que je connais si bien. À l'évidence, ce n'est pas la réaction qu'il espérait.

— Tu n'as pas aimé être ici ? demande-t-il, désarçonné.

Je mordille nerveusement ma lèvre inférieure. J'essaye de trouver les mots justes, mais il semble qu'aucune tournure de phrase ne soit assez délicate pour ce que j'ai à lui annoncer. Dans ma paume, le métal de la clé me donne l'impression de me brûler.

— Si, bien sûr que si, et tu le sais, balbutié-je. C'est juste que...

Le regard sombre d'Eric me détaille toujours et je sens ma gorge se serrer.

— Ce n'est pas... ma vie, terminé-je dans un filet de voix.

Nous nous regardons sans ciller et, imperceptiblement, je vois son visage se fermer.

— Ça pourrait l'être, répond-il durement.

— Eric...

Il se détourne de moi et se passe la main sur la figure. Je le rejoins en deux enjambées et pose mes doigts sur son épaule. Il se dégage immédiatement d'un geste vif.

— Pourquoi tu t'obstines ? fait-il en masquant difficilement sa colère. Pourquoi tu veux absolument aller bosser dans cet asile de fou ?!

Sa remarque agressive me fait monter les larmes aux yeux. La réalité revient me frapper de plein fouet. À nouveau, la question de mon travail vient se mettre entre nous, comme un retour de bâton après cette semaine idyllique.

— Tu ne peux pas me garder enfermée ici, murmuré-je. Je te l'ai déjà dit, je ne quitterai jamais mon travail.

Le regard sombre d'Eric sur moi est furieux.

— Ton travail te fait prendre des risques inconsidérés, lâche-t-il, la mâchoire contractée à l'extrême.

— C'est faux ! Mon travail et celui des infirmiers consiste à éviter les accidents !

— Donc, tu admets qu'il y a des accidents, fait-il, implacable.

Prise de court, je baisse les yeux sur mes escarpins hors de prix. J'aimerais pouvoir lui jurer que je ne prends jamais aucun risque, qu'aucun patient n'est jamais agité, délirant ou violent et que nous ne recevons jamais de coups. Mais c'est impossible et je ne trouve rien à répondre. À ce stade, j'ai l'impression que les mots sont vains. Je me sens impuissante, comme si aucune parole ne pouvait suffire à apaiser la situation. Face à mon silence, Eric monte encore en pression. Il fait quelques pas, mais je vois bien ses muscles crispés et son visage déformé par la colère.

— Pourquoi tu tiens tant à te mettre en danger ? siffle-t-il entre ses dents serrées.

Il se contient, mais je n'ignore pas le sentiment d'alarme qui m'anime et mon cœur se met à cogner furieusement contre ma cage thoracique. Je redoute sa fureur, mais je ne peux pas me conformer sans rien dire à la vie qu'il semble avoir choisi pour moi.

— Eric, murmuré-je, c'est une part de moi. Tu dois l'accepter...

— Putain, Sophia !

Son hurlement me fait sursauter. D'un geste rageur, il balaye le manteau de cheminée, envoyant se briser les cadres et les objets posés dessus. Malgré moi, j'ai un mouvement de recul contre la bibliothèque. Quand Eric repose les yeux sur moi, il doit remarquer ma panique car il se passe à nouveau la main sur le visage et semble s'apaiser.

— Excuse-moi... souffle-t-il, plus calme.

Il me fait signe d'approcher et je n'hésite pas un instant à me jeter dans ses bras protecteurs. Il me berce doucement tout en me murmurant des excuses. Je sens les larmes que je retenais couler le long de mes joues et humidifier sa chemise immaculée. Je déteste quand sa colère est dirigée contre moi. Nous restons ainsi, pressés l'un contre l'autre, pendant de longues minutes. Au bout d'un moment, Eric me saisit par les épaules pour m'écarter de lui et me forcer à affronter son regard. Son expression est tourmentée. Il a l'air de souffrir au moins autant que moi.

— Excuse-moi de t'avoir fait peur, dit-il doucement, mais je ne peux pas supporter l'idée qu'il puisse t'arriver quelque chose. Tu comprends, ça ?

Je hoche la tête en m'essuyant les yeux. Eric soupire. Son regard sombre s'est radouci et me transperce avec intensité.

— Sophia, reprend-il, en peu de temps tu as pris une place... tellement importante dans ma vie...

Comme les larmes menacent de me submerger à nouveau, il m'attire tout contre lui et je me blottis contre son torse, dans sa chaleur réconfortante.

— Je tiens trop à toi pour te laisser partir, souffle-t-il contre mes cheveux. Je t'aime... Presque depuis la première fois que je t'ai vue.

Mon cœur se serre dans ma poitrine. J'ai l'impression qu'il va s'arrêter tellement il bat de façon désordonnée.

— Moi aussi je t'aime, dis-je avec force.

Et moi aussi, je l'ai aimé presque depuis le début. D'un amour-passion, de ceux qu'on ne rencontre qu'une fois dans une vie, qui balaye tout sur son passage. Je l'ai ressenti à notre premier entretien dans mon petit bureau, la première fois qu'il m'a serré la main. Quand il m'a quittée, j'ai su que je renonçais à une part de moi et je sais qu'il ressent la même chose. Il n'y a pas besoin de mots entre nous. Je vois bien que me protéger ainsi est la manière qu'a trouvé Eric pour me montrer qu'il m'aime. Et, comme il n'y a rien à ajouter, nous restons debout, enlacés l'un à l'autre dans ce salon dévasté, à profiter de nos corps qui s'emboitent à la perfection. 

À toi, corps et âmeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant