Il paraît que l’amour fait baisser ses gardes, au point de se perdre et de succomber de toutes les manières possibles. Cette théorie n’a jamais été aussi vraie. Je regarde Justin tuer cette chose en lui défonçant le crâne et revenir vers moi pour m’examiner. La scène se passe au ralenti et mes oreilles se sont bouchées. Je l’observe pleurer et hurler en maudissant ma blessure. Parfois, il lâche ma jambe pour prendre mon visage entre ses mains. Le sien est recouvert de larmes. Est-ce que je pleure ? Je ne sais pas. Je ne sens plus rien. L’amour nous a eus… J’en paye le prix fort. Je me laisse porter jusqu’à la rivière, dans les vapes. Justin nettoie la morsure. Il l’aspire même et recrache en continuant à pleurer. Il fait tout pour me sauver… Il m’aime… Il m’aime et je vais mourir.
— Emily ! Réponds-moi !
Sa voix revient subitement et le mode ralenti disparaît. Je reprends mon souffle comme si j’avais été privée d’air.
— Je dois couper ta jambe.
— Non.
— Il faut faire vite.
Nauséeuse, je déglutis. J’ai la gorge anormalement sèche.
— Non, répété-je d’une voix lasse.
C’est déjà foutu.
— Je t’en prie, non… N’abandonne pas, me supplie-t-il en sanglotant.
— Si tu me coupes la jambe, je suis fichue. Je vais te ralentir et je finirai par me faire mordre encore. En plus, ce n’est pas sûr que ça empêche la contamination.
Ma gorge se noue. J’ai si mal au cœur que je ne sens plus la douleur. Pourtant, à moitié allongée dans les bras de Justin, je peux voir ma cheville perdre beaucoup de sang. Ça se répand dans la rivière comme on sème des appâts pour requin. Ce foutu rêve… il était à moitié réel. Il va le devenir totalement. Je vais mourir…
— Justin… Je t’en prie… lâche prise… C’est… c’est pas grave.
Ses yeux sondent les miens avant de se remplir à nouveau de larmes. Il se contracte totalement, puis se met à hurler de rage.
— Pas grave ? Je ne suis qu’une pauvre merde ! Je me suis endormi, putain… C’est ma faute ! Je t’ai tuée ! C’est moi qui t’ai tuée !
Sa réaction déchirante me fait craquer à mon tour. Justin m’étreint de toutes ses forces en tremblant, dans un état second.
— Je suis tellement désolé… tellement désolé, bébé… Oh mon dieu… Mon dieu… Pourquoi ?
Il répète plusieurs fois cette phrase, dans un ordre différent, et pendant tout ce temps, nous pleurons tous les deux sur mon sort. Quand ça se calme, il ne reste plus que le son de cette rivière… Enchanteresse d’abord, puis maudite. Elle nous a unis, puis séparés, comme la pomme d’Adam et Ève.
— Je… Justin…
Il renifle en se tenant le front.
— Justin… regarde-moi…
Il s’exécute, rongé par la culpabilité. Affronter mon regard semble être une épreuve.
— Je ne t’en veux pas… On était épuisés tous les deux…
— Je ne me le pardonnerai jamais, t’entends ? Jamais !
— Je serais déjà morte depuis longtemps si tu n’avais pas été là.
— Je ne suis pas prêt à te perdre…
— Il faut pourtant que tu t’en ailles. Je vais me transformer.
Je l’ai dit avant même d’y avoir songé vraiment. Le choc lié à mes propres paroles fait grimper une peur terrible en moi. Je vais devenir l’une de ces choses…
— Pas question. Je vais rester avec toi, je ne t’abandonnerai pas !
— Je risque de te faire du mal…
— Je m’en fous, je le mérite.
Je soupire, puis me mets à tousser violemment. La gorge sèche… la toux… Les symptômes arrivent vite et Justin l’a compris. Je le vois dans ses yeux soucieux. Il a sûrement dû regarder son frère de la même manière.
— Justin, ne complique pas les choses… Tu sais comment ça va se passer… Je veux que tu me laisses ici et que tu t’en ailles.
— Stop ! Emily, j’ai dit non !
— C’est ma dernière volonté !
— Je m’en fiche ! C’est non négociable. On reste ensemble jusqu’au bout.
Il est tellement têtu que je suis obligée de capituler à moitié.
— Très bien, mais quand les choses commenceront à empirer vraiment, je ne te laisserai plus le choix.
Il ne répond pas, pleurant silencieusement en tournant la tête sur le côté. Puis subitement, il pose ses lèvres contre les miennes. Je ferme la bouche et cesse de respirer.
— Pourvu que ça marche… Je veux partir avec toi.
Je le repousse de toutes mes forces et lui mets une claque.
— T’es malade ou quoi ? Justin, putain !
Mon haussement de ton me fait encore tousser. Justin se ressaisit et pose le revers de sa main sur mon front.
— Tu es brûlante…
Immédiatement, il retire ma cheville de sous l’eau, et là, l’espoir d’un miracle s’évanouit. La plaie est déjà noire et la peau qui l’entoure est devenue grise. De plus, des dizaines de fines veines inhumaines semblent évoluer et s’étendre sur le reste de ma jambe. C’est en train de me dévorer.
— Seigneur… ayez pitié de moi, chuchoté-je, tremblante et apeurée.
Justin se lève en me portant et me pose en douceur sur la terre ferme. Assise sur mes fesses, je ne quitte plus des yeux cette plaie effrayante. Les extrémités de mes doigts sont bleues. J’imagine que mes lèvres doivent être dans le même état. Je tourne la tête vers Justin en claquant des dents.
— Qu’est-ce qui va m’arriver ? Je veux savoir. S’il te plaît.
Accroupi à côté de moi, son regard est figé dans le vide.
— D’abord, c’est la grippe… Ta blessure va continuer à s’étendre… à te consumer.
Il dit cela d’une voix si calme que ça parvient même à m’apaiser malgré le sens de ces mots.
— Ensuite, tu tousseras du sang… Tu commenceras à avoir des hallucinations et des délires… Tu deviendras sénile et incohérente. Tu disparaîtras peu à peu… et l’inévitable arrivera d’un coup. Tu ne sentiras rien... La seconde suivante tu seras partie et tu essayeras de me mordre.
J’offre mon visage aux rayons du soleil, les paupières closes. La fatalité me rend étonnamment calme. Je n’ai même jamais été aussi lucide.
— Combien de temps il me reste ?
— Une ou deux heures…
Un coup de poignard meurtrit mon cœur. Alors voilà… Je vais mourir à dix-sept ans. Pas de bol, me souffle ma conscience.
— Justin… Je veux que tu me tues quand je deviendrai…
— Emily…
— Je ne veux faire de mal à personne. Je te le demande. Fais-le pour moi.
Je veux bien vivre cette transformation forcée, mais devenir l’une des leurs et « vivre » comme ça… je ne peux pas. Je le refuse catégoriquement. Ma dépouille n’errera pas sans moi.
— Tu te rends compte de ce que tu me demandes ?
Ce que je m’apprête à dire va être dur à entendre, mais il le faut.
— Tu l’as bien fait pour ton frère, fais-le pour moi.
Nos regards se figent l’un dans l’autre. En lui assénant cette remarque désagréable mais utile, j’ai le sentiment étrange d’avoir atteint une intimité inégalable avec lui. Le genre d’intimité profonde qui unit deux êtres au point de se demander des choses qui dépassent la morale.
— Je n’ai pas envie de parler de ça, ok ? J’aviserai le moment venu,
En disant cela, il vient d’accepter. Mon sort est scellé… Mon dieu, mes parents, mon frère… je ne les reverrai jamais… Je ne saurai jamais s’ils vont bien.
— Quand tout sera fini… dis à mes parents que je les aime…
Justin glisse sa main dans la mienne et la serre pour me transmettre sa douleur. En restant silencieux, il se confond encore en excuses. Il se sent responsable, mais j’aimerais pouvoir trouver les mots pour lui dire que c’est comme ça… Ce qui devait arriver est arrivé. Lutter contre l’irrévocable est encore plus douloureux.
— Tu as toujours mal ?
— Je ne sens plus la blessure… Je me sens surtout malade… La grippe comme tu as dit.
— Repose-toi… Je vais t’allumer un feu et sortir les provisions.
— Non…
Je refuse d’attendre.
— Il faut qu’on se remette en chemin, Justin.
— Tu es sérieuse ?
Là il me fusille du regard.
— C’est trop dangereux ici, il faut continuer. Tu dois atteindre la frontière canadienne le plus vite possible.
— Emily, tu n’es pas en état…
— Écoute Justin… Tu refuses de m’abandonner, d’accord. Mais je refuse de te faire perdre du temps. On avance et c’est tout. Ça aussi, c’est non négociable.
Sur ces mots qu’il souhaite visiblement me faire ravaler, je me lève, chancelante. Prise de vertiges, je tente de faire bonne figure.
— Lève-toi, on y va.
Il s’exécute, intérieurement furieux mais encore pleinement chamboulé et peiné. Une migraine atroce engourdit mes tempes. Justin sonde avec douleur mon visage qui ne doit déjà plus ressembler à mon visage.
— De quoi j’ai l’air…
— L’air malade… mais tu restes magnifique.
J’ai peur de ce qu’il va voir. J’aurais préféré qu’il garde une bonne image de moi.
— Viens là…
Il me tire délicatement vers lui et m’étreint de toute son âme. D’abord réticente, je me laisse aller à ce qui est peut-être le dernier câlin de ma vie.
— Embrasse-moi, Emily…
— Non, Justin…
— Je t’en prie, embrasse-moi… Si c’était contagieux autrement que par la morsure, je serais déjà malade. S’il te plaît…
Il est évident que ça aussi, ce sera la dernière fois. Je suppose que dans quelques minutes, je ne serai plus en état de le faire. Je lève prudemment mon visage vers le sien et lui offre mes lèvres qu’il saisit sans hésiter. Je sens toutes nos émotions passer dans ce baiser. C’est si intense et troublant qu’une larme roule d’elle-même sur ma joue. Il la balaye involontairement en posant ses mains sur mon visage. À bout de souffle, j’y mets fin en douceur. Mes poumons me brûlent.
— Partons, d’accord ?
— Est-ce que ça va, Emily ?
Non… Mon corps tout entier me fait un mal de chien.
— Oui.
Je force un sourire. Je le soupçonne de ne pas être dupe, mais pour se montrer fort il ne relève pas et me caresse affectueusement le visage.
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Désirs cruels
Short StoryPlongez dans dix petites histoires frissonnantes qui mêlent obscurité et érotisme. Quand les pires situations deviennent des fantasmes... ou des désirs cruels... Oserez-vous succomber ?