Le jour où la fin a commencé (1/2)

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Aujourd'hui, le ciel est rouge.

Bien sûr, à Ourane, petite cité-État enclavée entre un bras de la mer Al-Gyss et l'immense désert du Fayeh, un ciel rouge est monnaie courante. Quand les vents soufflent du nord-ouest et charrient le sable riche en oxyde de fer, les corridors célestes se transforment en aurores de feu ; puis retombent en manteau de poussière sale que les employés balayent pendant des heures sur l'esplanade de Sidih-Ur, la faculté des sciences.

Mais aujourd'hui, depuis le belvédère, aucune tempête ne se profile sur l'horizon du Fayeh. Pas même l'esquisse d'un courant d'air contre ma joue. Le brouhaha constant des étudiants le long des terrasses étagées de la faculté s'est tu. Calme plat. Tout le monde a les yeux rivés sur ce ciel trop rouge. Celui que Farouk m'a décrit de ses escapades dans l'outre-monde.

Un rouge sang.

— Que se passe-t-il ?

Hasna parle à voix basse, comme si elle craignait que sa question attire d'indésirables attentions. Son nez en trompette côtoie les cieux, le foulard a glissé sur l'arrière de son crâne et dévoile une bataille sans merci entre ses mèches frisées. D'ordinaire, elle se serait empressée de le redresser sur son front. Pour l'heure, son foulard, les cahiers entassés à la hâte dans son sac et son gilet mal boutonné semblent être le cadet de ses soucis.

Sa poitrine se soulève par saccades. Elle a couru pour me rejoindre, comme la plupart des étudiants qui ont interrompu leur leçon en catastrophe. Elle guette avec fébrilité ma réponse. Je ne sais pas quoi lui dire.

— Ce sont les sahir qui ont provoqué ça ? insiste-t-elle en tournant ses yeux inquiets vers moi.

Provoquer ? Non. C'est leur rôle d'assurer la stabilité des frontières entre notre monde et l'haiwa. S'ils ont échoué, en revanche... Ma gorge se serre.

Les dernières semaines et leur cortège d'indices défilent dans ma tête. J'aurais dû deviner que quelque chose d'anormal se préparait. Farouk était si occupé — plus que d'habitude — que l'on ne s'est vus qu'en coup de vent entre deux impératifs à régler pour la Ziggurat ; il a fait son affaire et s'est évaporé sans avoir échangé plus de trois mots. Il m'a quand même laissé un sigil, gravé sur un cristal de quartz. « Au cas où », avait-il précisé sans rien préciser. Quant à Hussein, il a essayé de m'appeler mardi. Pour la première fois depuis trois mois. Et je n'ai pas répondu. J'aurais peut-être dû.

— Je ne sais pas, capitulé-je.

Je ne sais pas ce qui passe, mais un mauvais pressentiment dresse les poils sur ma peau. Je frissonne alors que les après-midi à Ourane ne sont jamais froids. Hasna aussi resserre son gilet : la température a réellement chuté.

Puis soudain, un craquement.

Profond, lugubre, long, je le sens me traverser et vibrer au diapason de l'aria piégée dans mon corps. Il me rappelle le bruit à la fois effrayant et fascinant des glaciers lorsqu'ils se rompent par blocs entiers. Mais à Ourane, on ne risque pas de trouver des glaciers.

L'atmosphère se trouble, à l'instar des mirages en plein cagnard dans le Fayeh. Un essaim de dilations déforme l'air. Derrière s'agitent d'invisibles silhouettes prêtes à fendre leurs chrysalides.

— À l'intérieur !

Je coupe Hasna dans la prière à Ohrmazd qu'elle récitait d'une voix muette, et l'attrape par le bras. Nous nous mettons à courir dans la zizanie du troupeau d'élèves. Autour de nous, des échos cacophoniques s'élèvent pêle-mêle et peinent à couvrir de nouveaux grondements dans l'air.

— La barrière est rompue !

— C'est quoi ces trucs ? Des mas ?

— Jamal ! Quelqu'un a vu Jamal ?

La Maison des Chants - T1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant