Chapitre 2 : Réflexions autour de keftas

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Rompre avec Hasna m'a posé un autre problème. Un problème trivial, néanmoins gênant ; une démangeaison qui refusait de se faire oublier.

— Je ne sais pas où je vais pouvoir crécher.

Ashkan recueillait mes plaintes d'une oreille distraite, occupé à siroter à grand renfort de bruits écœurants un de ces sodas trop sucrés qu'ils servaient à la cafétéria de la fac. Dans cet espace vaste et parcouru de baies vitrées à flanc de colline, le panorama invitait à la contemplation. Je n'avais pas la tête à ça. Je boudais les quelques frites et les keftas qui gisaient éventrés dans mon assiette. L'appétit me fuyait depuis deux semaines.

Je donnais pourtant le change ! Je ne manquais aucun cours, je riais toujours aux blagues d'Ashkan... Ce camarade de classe promu au rang d'ami à force de pitreries complices. Entre sa carrure d'échalas et ses grands gestes gauches, il ne ratait jamais une occasion de se faire remarquer — surtout auprès des filles. Au début, ses manières outrancières et cette bouche qui déblatérait la vérité sans filtre m'avaient irrité ; je m'y étais fait.

Cette cafétéria, où j'éclusais ma déprime, était à l'image d'Ourane : bruyante, frénétique, bouillonnante. À la rentrée, j'avais retroussé mes manches pour me jeter dans ce bain à remous et m'acclimater. Trois mois plus tard, toute assurance m'avait quitté. Je n'étais plus sûr de rien, pas même de vouloir rester à Ourane. Parfois, la tentation me brûlait d'appeler mon père. Je serais rentré à la maison, j'aurais repris l'activité de pêche. Seul, face à la mer, je n'aurais plus senti ce vide effrayant que Hasna avait laissé dans ma poitrine.

— Elle t'a mis dehors ? s'enquit Ashkan entre deux gorgées.

Si éponger mes problèmes de cœur l'agaçait, il avait la décence de le cacher.

— Non, non, elle est trop gentille pour ça, jamais elle ne me mettrait à la porte... Mais je sens bien qu'elle voudrait que je parte. C'est son appart', c'est légitime qu'elle ne veuille pas y voir son ex. Sauf que je n'ai pas les moyens d'en prendre un de mon côté.

— T'es pas boursier ?

— Ça finance les frais d'inscription, c'est tout.

— Un boulot étudiant ?

— Je travaille déjà quinze heures par semaine à la supérette en bas du campus, ça me suffit tout juste pour payer la nourriture et les frais courants. Si je demande à faire plus d'heures, je ne sais pas quand je trouverai le temps de dormir.

— T'as demandé au bureau des élèves ?

— Ils m'ont aimablement fait comprendre qu'ils ne faisaient pas dans la charité. Ils me préviendront si une coloc' abordable se libère, mais, trois mois après la rentrée, il ne faut pas compter là-dessus.

L'appétit m'était définitivement passé. Je repoussai mon plateau et appuyai mes coudes sur la table pour y enfouir ma tête. J'appréciai les efforts d'Ashkan pour me soutenir, mais le cafard me tirait dans son gouffre, aussi opiniâtre et inéluctable que les sables mouvants de l'estuaire de l'Euphros. Sa main tendue n'y changerait rien. Elle n'effacerait pas l'attitude distante de Hasna qui évitait mon regard, ou tout simplement ma présence. Nos silences, lorsqu'on se retrouvait contraints à partager le même lit, étaient pesants et éloquents. Elle m'avait promis que nous resterions amis, mais comment reconstruire une fois que les briques s'étaient effritées ?

Ashkan poussa un long soupir et se recula contre le dossier de sa chaise.

— Je suis désolé, je ne vois pas comment t'aider. C'est Ourane, ici. Tout est cher. À moins d'être un aria-sil, l'argent facile, ça n'existe pas. Je crois que tu ne vas pas avoir d'autres choix que de te rabibocher avec elle. C'est une belle fille, en plus. À ta place, j'insisterais...

La Maison des Chants - T1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant