Chapitre 5 : Un retour empoisonné

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Nous étions tous deux en état de choc, je n'étais pas encore capable de bredouiller une réponse cohérente. Farouk l'avait de toute façon dit : je ne savais rien. Pourquoi des mas avaient-ils attaqué ainsi, en plein jour, dans un lieu fréquenté ? Ce n'était pas le genre de faits divers dont on parlait tous les jours à la radio.

Dans la gare, la police collectait la déposition des témoins, en coopération avec les sahir locaux, des pompiers prenaient en charge les blessés. Légers, heureusement. La plupart des dégâts à déplorer étaient matériels.

Hagards, nous ramassions nos affaires entre les débris de banc et les tassions tant bien que mal dans les sacs éventrés. Lorsque notre train arriva en gare — avec trois heures de retard — et nous éloigna de ce chaos, je retrouvai mes moyens. Le brouillard se dissipait enfin.

— Tu réagis de la sorte à chaque fois qu'on te prend de l'aria ? questionna Hasna après de trop longues heures de silence pesant.

— Non. C'était la première fois que ça me faisait ça.

Elle se mordit la lèvre, je sentais qu'elle voulait creuser, mais la fatigue eut raison de son opiniâtreté. On s'écroula de sommeil, l'un sur l'autre.

Je rêvai de Farouk. Je revoyais en kaléidoscope ce fichu sourire sardonique, ses mains chaudes sur mes joues. Puis cette main froide qu'il ne m'a pas tendue, comme s'il redoutait de me toucher encore une fois.

Je me réveillai, honteux, d'autant plus en constatant que cet homme ne suscitait pas autant d'indifférence qu'il l'aurait dû. Quelque chose m'accrochait à lui, et cela m'insupportait, car je ne comprenais pas. Il me faisait l'effet d'une tache d'encre qu'aucun lavage ou frottement énergique ne parvenait à récurer : tenace ; indélébile.

Cette semaine de vacances fut un calvaire.

Alors que j'avais prévu de m'aérer l'esprit et de renouer avec mes proches, ce maudit sahir me hantait. Même ma pointe au cœur me paraissait comme un souvenir lointain en comparaison de cette fièvre imaginaire qui m'imprégnait. Mes pensées revenaient systématiquement à lui, plus déterminées que des guêpes sur une mangue juteuse. C'était pire qu'une tache d'encre, c'était un poison.

Quant aux retrouvailles avec ma famille, elles ne furent pas aussi relaxantes que je l'aurais voulu. Le fossé avait pris ses largeurs depuis que je vivais à la capitale. Nos rythmes de vie bifurquaient. Pas uniquement. Une gêne persistait dans l'air, des spores de non-dits et de rires hypocrites qui envenimaient les repas. Si ma mère, mon père et la cadette faisaient montre de trop de retenue pour aborder le sujet, ce ne fut pas le cas de Mehra, la benjamine :

— C'est vrai que tu connais des sahir ?

Sa tignasse de boucles emmêlées surgit du haut du canapé, ses joues rondes d'enfant de huit ans se gonflaient dans l'attente d'une réponse. Évidemment, dès qu'elle eut prononcé le mot « sahir », l'image de Farouk s'accrocha à ma rétine. Ma mère qui avait entendu s'écria :

— Mehra, laisse ton frère tranquille. Tu ne vois pas qu'il est en train d'étudier ?

— Mais non, tout va bien, maman.

Armé d'un sourire, je posai mes livres, tirai le bout de chou à mes côtés, sur le canapé. Elle récidiva :

— Ils ressemblent à quoi, les sahir ?

— Imagine de grandes silhouettes tout habillées en noir. On ne voit même pas leurs yeux dépasser.

— Comme les guerriers du feu dans Les Cités d'Aurore ?

Ça m'amusait qu'elle cite ce dessin animé pour enfants, justement inspiré des sorciers de la vraie vie.

— Exactement, lui soufflai-je avec mystère.

La Maison des Chants - T1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant