Le jour où la fin a commencé (1/2)

74 17 41
                                    

Mes yeux rivés sur la lucarne du plafond n'ont pas cligné. J'ai peur de l'écran noir sur lequel pourrait s'imprimer la dernière image qu'il me reste de Hussein ; cette hargne sur son visage. Je ne veux pas me souvenir de ça, je veux garder son sourire moqueur, ses yeux plissés, ses boucles emmêlées qui gigotent dans le vent. Tout cela s'enfuit dès que je cherche à le capturer dans ma mémoire.

Le temps guérit les blessures.

Au début, je l'appelais, envahissais sa boîte mail de messages désespérés, d'excuses, de nouvelles ou d'invitations faussement détachées à reprendre le contact. Silence radio. Quand j'ai tenté une approche auprès de Rezza, son meilleur ami a été explicite : « Tu lui as fait assez de mal comme ça, laisse-le tranquille. »

Je l'ai laissé tranquille. Je me suis même éloigné de l'Esagil, de tout ce qui pouvait me rattacher aux sahir et à leur système de malheur. Bien sûr, notre lien m'obligeait à voir Farouk régulièrement, mais j'ai décliné son offre de travail à la Ziggurat. En fait, je ne suis jamais arrivé à embrasser cette connexion pleine et absolue que permettait la résonance. Je n'étais pas assez inconscient pour me jeter dans un pareil gouffre. Y plonger effacerait les dernières bribes de sentiments qu'il me restait pour Hussein. Ma retenue convenait à Farouk : son passé lui faisait craindre les engagements sans porte de sortie. Nous nous entendions, cordiaux, et tenions nos vies sagement cloisonnées.

De son côté, le travail l'accaparait. Il s'est acharné à vérifier personnellement chacun des rapports de Zineb. Même s'il désapprouvait ses méthodes, il a pris au sérieux ses avertissements concernant les perturbations de l'haiwa. Pas moi. Entre deux parties de jambes en l'air, il m'avouait que les agitations de l'outre-monde l'inquiétaient, mais que cela restait gérable. Alors je l'ai laissé gérer. Ce problème concernait les sahir, je me suis désintéressé des conclusions. Incapable d'imaginer que le monde pourrait périr du jour au lendemain.

J'ai préféré me vouer à mes études et passer du temps avec Hasna, Layla et Ashkan. Quand j'ai dû leur évoquer la raison de ce gâchis avec Hussein, Hasna et Ashkan sont restés plus que perplexes. Layla a su trouver les mots pour leur expliquer et tous trois m'ont apporté un soutien que je n'aurais pas cru si inconditionnel.

Au bout de trois mois, j'avais arrêté de penser à Hussein à chaque minute de mon existence. Jusqu'à cet appel, il y a deux jours. Tout m'est revenu en flashs éprouvants quand ce nom, que je n'espérais plus voir, s'est affiché sur mon écran. J'ai pris peur, je n'ai pas osé décrocher. C'était absurde. Peut-être voulait-il simplement renouer, reconstruire une amitié, petit caillou par petit caillou. Mais était-ce possible ? Était-ce possible alors que Farouk ne disparaîtrait pas du paysage ?

Les questions se bousculent dans ma tête. Et en même temps, est-ce raisonnable de penser encore à Hussein alors que le monde dépérit autour ?

Allongé sur le lit, les bras en croix, j'écoute, je respire les énergies qui vivotent dans cette maison. Celle, apaisante, de Hasna vient de rentrer — je me demande si elle a réussi à trouver un téléphone. D'autres entremêlements d'aria l'accompagnent, je n'arrive pas à savoir qui. Peut-être Jarir et Lamia de retour. De son bureau émane le bourdonnement grave de la voix de Farouk et un autre plus réservé. Quelqu'un doit l'avoir rejoint. Je devrais me lever, je devrais aller voir.

Mes yeux rivés n'arrivent pas à décrocher de la lucarne. Là-haut, le ciel se dégrade en une mosaïque de tons rouges au gré de la lumière sélène. Des bruits étouffés et de l'agitation diffuse s'échouent contre le verre du plafond.

Puis une ombre l'obscurcit. Une silhouette suit l'ombre.

Je me lève dans un sursaut lorsqu'une patte acérée cogne contre le puits de lumière. Le mas plaque sa tête contre la vitre comme s'il cherchait à inspecter la pièce de son visage aveugle. Ses fentes s'ouvrent béantes et beuglent une sonate d'outre-tombe. La pince accentue son martèlement.

La Maison des Chants - T1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant