CHAPITRE 22 - Côme

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Côme –

— Ce matin-là, j'ai perdu mon père, et aussi un bout de ma mère, qui n'a plus jamais été la même. Ou peut-être que je ne l'avais jamais vraiment vue telle qu'elle était. Je saurais même pas te dire.

— Vous n'avez jamais eu de nouvelles de lui après ça ?

— Non, jamais. Il a changé de numéro, mes grands-parents étaient morts plusieurs années avant, pas de frère, ni de soeur. Je l'ai cherché sur Facebook quand j'avais douze ans, je voulais le convaincre de revenir, au moins pour moi, mais il n'avait pas de compte.

— Et depuis tu as réessayé ? Cette histoire a tellement peu de sens.

— Je suis pas sûre d'en avoir encore envie. Je veux plus rien attendre de personne, ça fait trop de mal, d'aimer quelqu'un qui ne nous aime pas assez en retour pour rester.

Comment un homme peut-il abandonner sa fille et sa compagne du jour au lendemain ? Comment un homme peut-il s'en prendre à sa femme et ses enfants ? Nos histoires se ressemblent finalement plus que ce qu'on ne pourrait le croire au premier abord. Des vies morcelées par des hommes violents, vils et lâches. Je déteste le père de Céleste d'avoir abandonné sa petite fille. Et je crois que je déteste mon père. Profondément.

— T'appliques ça à toutes tes relations ? demandé-je en revenant à notre conversation. Tu penses vraiment que toutes les personnes que tu aimes et qui t'aiment en retour finiront par partir ?

Je prends son silence pour un oui.

— Tu sais bien que c'est faux pourtant, non ? Moi je t'apprécie, et je suis toujours là. Regarde, je t'ai même kidnappée en pleine nuit pour que tu fuies avec moi. Et tu n'es pas encore partie non plus.

— Tu ne m'as pas kidnappée, Côme. J'ai très gentiment accepté de te suivre, parce que la vie craint de toute façon, mais qu'elle craignait peut-être un peu moins à t'accompagner où que ce soit.. C'est différent.

Je perçois le sourire dans sa voix.

— Ta gentillesse à mon égard et tes mots doux font toujours plaisir, madame la rabat-joie.

Elle me tire la langue comme une enfant, et je crois que j'aime encore plus cette part d'elle qu'elle laisse à découvert lorsqu'on est loin du lycée, de sa mère, et des démons du passé qui lui ont fait tant de mal.

— Amélia est là aussi, elle te connaît mieux que quiconque, et pourtant elle est toujours là. SI tu as besoin d'une preuve supplémentaire que toutes tes relations ne sont pas vouées à l'échec.

Elle prend plusieurs secondes avant de répondre, son regard toujours accroché aux vagues devant nous.

— C'est différent, lâche-t-elle finalement.

— Et pourquoi est-ce que ce serait différent ? Elle t'aime, tu l'aimes, et malgré ta théorie, elle n'est pas partie.

— Amélia était déjà là avant. Elle est là depuis le début. C'est la seule qui a connu "l'avant", avant de connaître "l'après".

Je crois que je comprends ce qu'elle veut dire, alors je hoche simplement la tête.

Et moi ? Est-ce qu'il y a eu un "avant que mon père ne s'en prenne à moi pour la première fois", puis un après ? Est-ce qu'on est tous voués à radicalement changer le jour où le drame se présente à notre porte ? Et puis au fond, est-ce qu'on change vraiment, ou est-ce qu'on change seulement de masque à revêtir face au monde ?

Je n'en peux plus de ces fichus masques. Je n'en peux plus de ne montrer que ce que le monde veut voir : une vie lisse et sans aucune aspérité. Comme si la vie n'accrochait pas. Comme si tout était facile et que les douleurs n'existaient pas. Comme si la violence et l'horreur ne nous tuaient pas. Alors qu'elles farcissent nos quotidiens avec tant de force. J'ai l'impression de mentir constamment. Que tout le monde ment constamment. Et je suis fatigué.

Est-ce que c'est aussi ce que Céleste ressent ? Est-ce qu'elle aussi se dit que tout ça, la vie, et les faux-semblants dont on se pare chaque jour, ne sont que des jeux auxquels on s'adonne quotidiennement, en attendant que la vraie vie commence ?

Mais peut-être que c'est ça, la vraie vie. Peut-être que c'est mentir, cacher ce qu'on ressent vraiment, cacher les larmes, les coups, les blessures, et attendre que le temps passe. Mais moi je n'en peux plus. Je n'en peux plus de cette vie. Je n'en peux plus de tout ça. Et un jour, qui sait ce qu'il se passerait si je finissais par craquer ? Si je décidais d'arrêter de me taire, de cesser toute cette mascarade insensée et de crier enfin à tout ce foutu monde : "Voilà. Voilà ce qu'est la vraie vie. Et voilà la façon dont elle nous détruit."

On reste encore de longues minutes à observer l'océan, les vagues et le niveau de l'eau qui est peu à peu monté, au rythme de la marée. C'est dingue à quel point c'est reposant, l'océan. Je pourrais rester là si longtemps, assis dans le sable, les pieds au bord de l'eau, le bruit des remous pour bercer mes pensées, les faire taire, les oublier, et me perdre, loin, très loin de tout. Si loin de lui.

Je suis parti de la maison comme un voleur, n'emportant pas grand chose d'autres que quelques affaires dans un sac, et la culpabilité d'avoir abandonné ma sœur et ma mère dans le cœur. Je ne sais pas encore combien de temps on restera ici. Combien de temps encore nous aurons avant que ma mère finisse par déployer toute une brigade de police à ma recherche, ou avant que mon père ne décide de faire cesser mes caprices. L'un comme l'autre en serait capable. Je redoute seulement plus la violence de la colère de mon père, que celle de l'amour de ma mère. Mais à cet instant, ça m'est égal. L'océan est à mes pieds, et Céleste à mes côtés. Et plus rien d'autre ne compte.

— J'aimerais bien rester là pour toujours, murmure Céleste en brisant le silence qui nous enveloppait.

Elle a son visage tourné vers moi, et je plonge mes yeux dans le bleu des siens, comme si ses iris s'apprêtaient comme par magie me livrer ses secrets. Mais je n'y lis pas grand chose. Ou peut-être que je n'arrive simplement pas à les déchiffrer. Souvent, son regard est seulement triste. Ou vide. J'ai remarqué que c'étaient deux choses finalement assez proches, le vide et la tristesse.

— Je crois que je me sens mieux, ici. Un peu moins en colère. Plus apaisée.

— C'est sans doute l'océan.

Elle détourne rapidement le regard, fixant de nouveau l'eau miroitante devant nous.

— Ou peut-être que c'est toi, ajoute-t-elle dans un souffle.

Je ne bouge plus. Ne réponds pas. Je ne sais pas vraiment ce qu'on est censé répondre quand la fille qui nous plaît nous avoue à demi-mot qu'elle se sent bien avec nous. Surtout quand il s'agit de cette fille-ci en particulier.

Je crois que Céleste restera toujours un mystère. Mais un mystère que j'aime apprendre à connaître jour après jour.

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⏰ Dernière mise à jour : Feb 17, 2023 ⏰

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