Un an et demi plus tôt…

JONATHAN

Durant la grossesse de Deborah, je n'ai pas cessé de lui répéter que j'étais terrifié de ne pas réussir à être à la hauteur de ce nouveau rôle dans ma vie. Mais quand j'ai su que notre enfant allait pointer le bout de son nez, je n'avais plus qu'une seule hâte : faire enfin sa connaissance. La chambre de notre enfant était prête à l’accueillir et ma femme était en plein travail. Il fallait que je me dépêche !

Il pleuvait un déluge d'eau, mais j'avais fait la promesse d'être présent, coûte que coûte. J'ai donc fermé mon cabinet pour courir sous la pluie, manquant de me casser la cheville pour rejoindre ma voiture. J'ai démarré en trombe, sans prendre la peine d'allumer les phares et me suis engagé sur la route à vive allure.

Aujourd'hui, des mois plus tard et avec le recul, je me dis que j’aurais dû être plus prudent. Mais j’étais à la fois excité et fou d’impatience d'arriver à l'hôpital, pensant bêtement que j’arriverais plus rapidement en roulant vite. Je n’aurais jamais dû, mais ça, je ne le savais pas encore.

J'ai actionné les essuie-glaces à la vitesse maximale, plissant les yeux pour y voir à plusieurs mètres. Heureusement, je vis ici depuis toujours et connais le trajet par cœur, car même si la chaussée est visible, l'aquaplaning peut vite arriver. La route que j'emprunte est d'ailleurs en travaux en ce moment, pleine de trous et de gravas, et le feu aléatoire me fait me stopper derrière un autre véhicule. Qu'est-ce qu'il fiche, bon sang !?

Il est vingt-trois heures passées et il n'y a jamais personne sur cette route à cette heure si tardive.

Grille-le ! Je suis pressé !

Je klaxonne pour le sommer d'avancer, mais il m'ignore royalement. Il reste dix secondes avant le feu vert, mais c'est déjà trop à attendre pour moi. Je réitère mes appels mélodieux avant d'apercevoir un magnifique doigt d'honneur se lever dans ma direction. Tu l'auras voulu, mon gars !

Je fais vrombir mon moteur et le double sans sommation en lui rendant son doigt au passage. Je reprends ma course folle et trace mon chemin : tout droit, virage à droite, puis le suivant à gauche, avant de filer tout droit en direction de ma femme. C'est en tout cas, ce qui aurait dû se passer. Car c'est dans ce dernier virage qu'avec ma vitesse élevée, l'eau m'a fait perdre le contrôle, me déportant sur la mauvaise voie. C’est à ce moment précis que j'ai fait basculer le destin de plusieurs vies.

En une fraction de secondes.

La voiture est apparue en face de moi sans que je n'y prenne garde. Surpris, j'ai donné un brusque coup de volant, manquant de la percuter. Retrouvant ma propre voie, j'ai continué mon chemin sans me retourner, puisqu'il y avait eu plus de peur que de mal à cet instant.

Et pourtant.

Aujourd'hui encore, j'entends le bruit de la tôle froissée qui s'encastre immanquablement contre un obstacle. J'ai continué sur quelques mètres avant de m'arrêter sur le bas-côté. Je me rappelle nettement m'être palper le corps pour vérifier que j'étais sain et sauf. Quel imbécile !

Seul le bruit sourd de la pluie tombant à flot et mon cœur battant à tout rompre dans ma poitrine rompait le silence de ma voiture. J'ai rebroussé chemin en m'aidant du bas côté pour effectuer mon demi-tour, vérifiant d'éteindre les feux avant de me rendre compte que, dans la précipitation du départ, je ne les avais pas allumés. Merde !

Je me suis approché au plus près, me stoppant bien avant le virage en épingle et j'ai terminé les quelques mètres restants à pieds, pour vérifier l'ampleur des dégâts. Puis je suis resté sous cette pluie battante à me tremper jusqu'aux os, observant la scène telle une ombre dans la nuit. Lâche !

La voiture que j'avais doublée au feu rouge a terminé sa route contre une rambarde de sécurité, tandis que la deuxième, celle que j'ai eu la chance d'éviter de justesse, se trouvait en piteux état après avoir percuté un arbre. Le temps s'est alors arrêté, m'empêchant de reprendre mon souffle durant quelques secondes.

Jusqu'à ce qu'un homme s'extirpe difficilement de son véhicule. J'y ai vu là mon signal de départ et j'ai rebroussé chemin pour reprendre ma route en direction de l'hôpital. Ce soir-là, nous sommes devenus les heureux parents d’un garçon, mais j’ai aussi détruit la vie de deux familles et vis tous les jours avec ce poids sur ma conscience.

L’enquête n’est pas remontée jusqu’à moi, la pluie ayant entraîné des coulées de boue et quelques inondations. L’accident a été mis sur le compte de la météo et les journaux locaux ont annoncé la mort de Dylan Weyburn et la chance extraordinaire qu’à eu sa petite-amie Kiera Anderson de s’en sortir indemne. Il n’y a par contre eu aucun mot sur le jeune homme au téléphone que j’ai pu apercevoir. J'espère qu'il va bien lui aussi !

Mon quotidien est depuis cette nuit-là, rythmé par tous les bonheurs et désagréments qu’apporte un bébé  dans la vie de ses parents. J'ai repris le cours de mes séances au cabinet, ainsi que celles des réunions. Et l’ironie du sort a voulu qu'à mon retour de congé paternité, j’ai un nouveau groupe à gérer, celui des victimes et accidentés de la route.

Les écouter et leur venir en aide est tout aussi gratifiant pour eux que pour moi, au vu de ce que j’ai vécu en secret. Je vis avec cette tragédie sur la conscience chaque jour qui passe depuis plusieurs semaines à présent, sans pouvoir  le dire à  quiconque. Un lâche restera toujours un lâche !

Je pensais ne pas tenir bon, mais il s’est écoulé deux mois en compagnie de ces nouveaux visages devenus familiers, avant qu'un un nouveau membre s’y présente. Cette jeune fille étant fraîchement arrivée, je lui ai demandé de se présenter au reste du groupe comme le veut le rituel des derniers arrivants.

Ce qu’elle a accepté de faire avec une certaine réserve et beaucoup d'appréhension. J’ai  donc pris les devants afin de la mettre en confiance  :

— Bonsoir. Je présume que tout le monde a remarqué qu’une nouvelle est parmi nous. Elle va se présenter en quelques mots et je laisserai ensuite la parole à qui le souhaite afin de lui montrer l'exemple du déroulé de nos réunions.
 
— Je veux bien lui montrer, me dit  Matt.

— D'accord. Tu pourras le faire juste après.

Je suis étonné par sa prise de parole, mais ne laisse rien remarquer. Matt n'est pas du genre à s'épancher durant les séances, mais si cette jeune fille arrive à lui délier la langue, je suis partant pour le laisser mener la réunion du soir. Je me tourne vers elle et lui  adresse un sourire chaleureux, avant  de l'encourager  :

— C’est  à toi, si  tu le veux bien.

Elle tord nerveusement ses doigts posés sur ses jambes, avant de se lancer la tête haute, dans un semblant d’assurance feinte :

— Bonjour à tous. J’ai eu un grave accident, il y a un peu plus de deux mois. Je m’en suis sorti, mais…

Elle ne termine pas sa phrase et j'en comprends la raison. Sa souffrance est encore palpable et je tente de la rassurer :

— Ce n’est rien.  Si tu n’as pas la force de le dire, rien ne t’y oblige. On comprend tous ce que tu ressens ici.

Elle acquiesce de la tête et ne dit plus rien. Je l’encourage tout  de  même à s'exprimer avec une dernière question :

— Je me présente, Jonathan Alexander, mais ici, tout  le monde m’appelle Jo, et toi  ?

— Je m’appelle Kiera. Kiera Anderson.

Je dois sûrement être devenu livide, mais trouve la force de faire un signe de tête en direction de Matt, qui se présente d'une voix morne. Mais je n’entends plus rien de ce qui se dit, ni  de ce qui  se  passe dans cette salle. Je suis à des kilomètres d’ici, sous la pluie, à les regarder encastrés dans cet arbre tandis que je les abandonne à leur sort.

Si elle est ici ce soir, c’est entièrement de ma faute et je vais devoir l’écouter raconter son histoire à chaque séance, en versant sûrement quelques larmes. Et qui plus est, l’aider à surmonter son traumatisme.

Est-ce le destin qui s'en mêle !?

Je pensais pouvoir laisser tout ça derrière moi, mais j’ai oublié que la roue tourne. Et me voilà à présent à devoir  faire face à la punition que j’ai  méritée d'avoir causé un drame dans sa vie, complètement inconscient du danger  que je nous faisais courir. Si seulement j'avais su.

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