32. ❆ Pièce de puzzle

63 8 29
                                    

L'odeur de faux cuir règne dans la cabine privatisée à la seule présentation du titre « Exécuteur » que détient Ajax. Si le peuple avait connaissance de tous les passe-droits qu'être Exécuteur accorde, tout le monde se bousculerait dans l'encadrement de la porte de la Salle du Trône pour implorer la Tsarine de le nommer.

Deux banquettes se font face dans le dernier wagon de queue, à quoi s'ajoutent des rideaux aux fenêtres pour obstruer toute lumière selon l'envie des passagers de marque, et des couvertures d'urgence placées dans un compartiment spécialement agencé pour le cas où les trajets s'éterniseraient suite à un problème quelconque.

— La dernière fois que l'on s'est retrouvés dans ce genre de situation, tu m'as demandé ce qu'était cette forme, dans le cachot, s'exprime Ajax quelque temps après le départ de notre train.

La dernière fois, c'était dans la calèche, pour revenir de Kykovsky après la série d'événements dramatiques auxquels on a dû faire face. Nul besoin de rappeler qu'à ce moment-là, j'étais à fleur de peau et en colère contre Ajax. Durant les jours qui ont suivi, j'avais réussi à reléguer mes questions au fin fond de mon cerveau, mais leur absence de réponse persistait à me ronger de l'intérieur.

— Aujourd'hui, tu as une réponse à me donner ? demandé-je en lui adressant un coup d'œil sur la banquette en face de moi.

Je le vois se raidir, ses yeux se voiler d'une teinte plus sombre, plus dramatique. Il semble s'être décidé, pour mon plus grand bonheur, mais quoi qu'il s'apprête à me révéler ne me donne pas l'impression d'être un sujet frivole et joyeux.

— Ce n'est pas quelque chose dont j'ai l'habitude de parler, tu sais. Même ma famille n'est pas au courant.

Le silence s'installe quelques instants pendant qu'il me transperce de son regard. Lui, pour qui sa famille représente tout ce qu'il a de plus précieux au monde, ne lui en a pas parlé ? Je dois avouer que ça commence à m'intriguer de plus en plus – et également à m'effrayer. Qu'est-ce que ça peut bien être ?

— Étant donné que tu m'as vu sous cette forme, je ne pourrais pas te cacher éternellement mon plus gros secret. (Il marque une pause dramatique avant de reprendre.) Quand j'étais petit, à quatorze ans, quand tu étais déjà partie, j'ai décidé de m'enfuir de la maison. Mais ça, tu le sais déjà.

Je hoche la tête pour confirmer. Je me souviens encore de la fois où je lui ai raconté ma fugue, et où il a fait allusion à la sienne, au sortir de cette charmante entrevue avec mon frère Yakov.

— Au début, je ne pensais pas aller bien loin. Juste m'enfoncer un peu dans la forêt, me prouver que je pouvais survivre seul, et revenir comme un grand. Bien sûr, ça ne s'est pas passé comme ça. (Il passe une main sur son front pour dégager ses mèches obscurcissant ses iris.) J'ai chuté, profondément, très profondément. Plus profond encore que le plus profond des précipices. J'avais l'impression que ça ne s'arrêtera jamais. Mais quand finalement j'atterris quelque part, j'en vins à regretter ma chute perpétuelle. Autour de moi, il n'y avait pas âme qui vive. J'étais seul au milieu de vastes ruines, entouré d'innombrables paires d'yeux injectés de sang qui guettaient le moindre de mes mouvements.

— Des paires d'yeux ? répété-je.

Pendue aux lèvres d'Ajax, un frisson d'effroi me parcourt en imaginant la scène. Un petit garçon faiblard de quatorze ans, perdu dans une ville en ruines, et encerclé par des êtres aux yeux rouges. Difficile de ne pas assimiler cela à de la fiction. Pourtant, au vu de la façon dont il raconte ce récit, une seule réponse est possible : c'est la réalité, c'est ce qu'il a réellement vécu.

— Des monstres, précise-t-il. Des formes inhumaines qui ont trouvé en moi une proie facile. Je serais mort si elle n'était pas venue à ma rescousse.

FR | Tomber les Masques | Childe x OCOù les histoires vivent. Découvrez maintenant