Port-Lumière

Chapitre 11

Elle a osé. Océane se tient dans l'encadrure de porte de la chambre de Clément, un thé à la main alors qu'il dort profondément. La jeune femme a bien conscience qu'elle ne devrait pas être là. Dans d'autres circonstances, elle n'aurait jamais pris la liberté de se comporter ainsi. Ce qu'ils ont vécu hier soir en ouvrant la lettre était clairement de la magie. Cela ne fait aucun doute. Aucune explication rationnelle ne peut apporter une réponse satisfaisante au fait d'avoir observé un moment de passé. Océane a le regard posé sur l'endroit dont ils ont extrait la boite avec les lettres. Décidément, cette nouvelle vie, cette prise d'indépendance prend des allures bien étranges.

Les yeux dans le vague, elle s'imagine sa grand-mère à genoux dans cette chambre en train de soulever des lames du parquet pour y glisser ses secrets, ses lettres. Est-ce que ces mystères faits par son aïeule ne tiennent qu'à cet homme ? De qui avait-elle besoin de soustraire ces écrits du regard ?

La jeune femme entreprend de faire le point sur le passé de sa famille, tout du moins ce qu'elle en sait. Sa mère Isabelle est née en 1969. Sa grand-mère Adeline a, elle, été assassinée en 1974. Son grand père est décédé quand sa mère était bébé, Océane n'en a même jamais vu de photo. La lettre que la jeune femme a lue avec Clément était datée de 1967, elle est donc antérieure à la naissance de sa mère. Après la mort d'Adeline, Isabelle a été accueillie par une tante qui s'est chargée de son éducation, et puis elle fait sa vie.

Quand elle a rencontré Olivier, le père biologique d'Océane, la trentaine d'Adeline était déjà entamée. Une histoire toute en nuance, mais Océane est arrivée en 2004 en même temps que leur séparation.

La jeune femme a toujours pu voir son père, seulement ils ne se sont jamais vraiment entendus alors chacun s'est arrangé. La garde alternée n'a été bien respectée que pendant les premières années de vie de la jeune femme. Par la suite quand elle a été en mesure de dire que cela l'ennuyait plus qu'autre chose de passer d'un domicile à l'autre, d'une chambre à l'autre et de s'incruster momentanément dans la nouvelle famille de son père, elle a obtenu qu'on lui fiche la paix.

Clément dort toujours calmement, ses traits semblent un peu plus décontractés que depuis son histoire de cœur. Elle se décide à passer par la salle de bains. La pièce est humide qu'on ait pris sa douche avant ou non. Et ça ne date pas vraiment d'hier. Pour le coup, il s'agit de la pièce qui a le moins bien vieilli. Isabelle lui a dit qu'elle allait faire venir quelqu'un pour installer une VMC et il faut dire que ce n'est pas du luxe. Les murs sont dentelés de noir et Océane à beau frotter depuis qu'elle a emménagé, la disparition n'en est que momentanée.

Elle pose son thé sur le rebord du lavabo et quitte son peignoir ainsi que son pyjama. L'espace de quelques secondes, le froid qui la saisit lui fait regretter son acte. Puis le jet chaud la réconforte. Elle se perd dans ses pensées, fermant les yeux et voyant à nouveau l'image d'Adeline.

Sa mère a tenté de la dissuader maintes fois d'emménager ici arguant que cette ville n'amenait que les ennuis. Qu'elle était plus exposée aux phénomènes étranges, aux créatures non humaines que les autres. Elle a mis sa réaction sur le fait de son passé ici, sur son histoire et n'en a pas fait cas. Maintenant, elle s'interroge. Et si sa mère n'en avait pas tant rajouté que cela ? Que c'est un mauvais choix que d'être venue vivre ici...Et puis comme si de rien, son esprit se met à dériver vers Clément.

Elle se force à revenir à la réalité et à ôter ces sottises de sa tête.

Quand elle sort de la pièce d'eau – et ce n'est pas peu dire – emmitouflée dans sa serviette, son peignoir et les pieds trainants dans ses chaussons afin de réintégrer sa chambre et se vêtir, la jeune femme s'aperçoit que son colocataire s'est levé.

Après s'être habillée, elle le rejoint dans la cuisine, soucieuse de prendre de ses nouvelles. Avant même qu'elle ait pu lui demander quoi que ce soit, on frappe à la porte.

— Tu attends de la visite ? demande Clément

— Non, c'est sûrement la factrice.

— Je te laisse y aller alors ?

— Ouep !

Il retourne à son petit déjeuner et elle découvre avec surprise que sa visiteuse est en fait la chanteuse aux plumes noires de l'autre soir.

— Que puis-je pour vous ? s'enquiert-elle étonnée.

— J'habite à côté et... enfin je n'ai plus d'œufs. Je me demandais si vous pouviez m'en dépanner. Bien entendu, je vous les rends dès que je vais faire des courses.

— Oh oui, bien sûr. Pas de problème. Combien ?

— Deux. J'avais compté de combien j'en avais besoin pour mon gâteau, mais je n'avais pas pris en compte qu'il pouvait y en avoir des pourris dans la boite.

— J'arrive de suite.

Océane fait un rapide aller-retour avec le garde-manger. En revenant à la porte d'entrée, elle ne peut s'empêcher de confier à sa visiteuse.

— Mon colocataire et moi vous avons vu sur scène et j'ai trouvé votre prestation incroyable. Je ne sais trop comment formuler cela, mais sachez que votre musique m'a touchée, bien au-delà des mots que je pourrais chercher à trouver pour le dire.

La Gamayun pose le panier dans lequel elle vient de déposer les deux œufs sur le seuil et se saisit des mains de son interlocutrice.

Alors qu'elle s'apprête à la remercier, ses yeux virent au noir, leur blanc s'assombrissant en un instant.

La voisine chanteuse parait comme en transe.

— Il a le cœur brisé...

— Comment ?

— C'est à vous de recoller ce cœur en mille morceaux, vous seule en avez le pouvoir.

— Mais de qui parlez-vous ?

— Il y a des rencontres qui ont un sens, veillez sur lui Océane.

— Comment connaissez-vous mon prénom ?

— Le cœur du jeune Clément a volé en éclat et vous demoiselle avez la mission de lui rendre son unité.

Les mains de l'artiste enserrent de plus en plus fort celles de la jeune femme qui s'exclame.

— Vous me faites peur, lâchez-moi s'il vous plait !

Une pression de plus et elle est libérée la seconde d'après.

Sans un son, le panier à la main, la visiteuse fait demi-tour et s'en va.