Port-Lumière

Chapitre 15

L'impression d'avoir un casque antibruit, la vue qui se brouille, Clément se sent partir. Des aboiements loin, très loin. Plus rien.

Puis enfin de l'air, des aboiements plus près. Sarah. C'est la chienne de B. qui a retrouvé le monstre et l'attaque. Ses assauts sont dérisoires, mais une nouvelle fois la créature est distraite. Clément sait qu'il s'agit là de sa dernière chance. Il se faufile, s'agrippe aux écailles et remonte le bras qui l'étouffait jusque-là. Plusieurs fois, il pense tomber, mais il tient bon.

Océane voit Clément escalader. Pourquoi ? Elle cherche ce qu'il peut bien vouloir faire. Quelques secondes seulement lui suffisent pour la voir. Une lumière bleue bien plus grosse que les paillettes qui volent autour d'eux, plus brillante aussi. Elle le sent, elle doit l'aider à tout prix. De toute façon quelle autre solution y a-t-il ? Existerait-il quelque chose d'autre qu'elle puisse faire pour qu'ils s'en sortent ? Elle ne voit rien, alors elle se lance elle aussi dans une escalade périlleuse, car le géant difforme s'agite dans tous les sens voulant se débarrasser de la chienne. Heureusement qu'ici Clément a toutes ses forces, qu'il n'est pas aussi fatigué que dans leur monde. Il progresse avec agilité si bien qu'Océane se demande si elle va pouvoir lui être d'une quelconque aide. Il est d'ailleurs au plus proche de la lumière bien avant elle. Seulement le monstre en s'agitant la dissimule entre les plis de son cou. Clément réfléchit à comment l'atteindre et cela laisse le temps à sa colocataire de le rejoindre.

-On va y aller tous les deux, dit-elle. Je maintiendrai le pli écarté le temps que tu l'attrapes.

- C'est trop dangereux, tu risques d'être écrasée ! Écoute comme la peau claque, tu as vu comme elle est dure ?

- T'en fais pas, je vais me débrouiller. Toi attrape la lumière, on en a besoin. C'est notre seule issue.

Clément marque un temps d'arrêt empreint d'hésitation, mais Océane est décidée. Elle parcourt la distance entre elle et le pli plus vite que le jeune homme ne l'aurait cru.

- Grouille-toi, lance-t-elle.

Il jette ses doutes par-dessus bord et la rejoint. La jeune femme cale son pied droit sur la berge basse du pli et sa main droite sur la berge haute et se met à forcer... sauf que cela ne suffit pas. Alors elle met sa deuxième main, puis son dos. Enfin, son pied gauche vient rejoindre le droit, ainsi elle force autant qu'elle le peut de tout son corps, de toute son énergie. Elle serre les dents et pousse plus fort, encore plus fort. Le piège refermé autour de la lumière bleue s'ouvre suffisamment pour laisser passer Clément qui se saisit de celle-ci. Une explosion magnifique se produit, là, dans la cage thoracique du jeune homme.

Tout se brouille. Les couleurs, les formes, les ressentis, le monde, tout se brouille et se déforme pour laisser place à un salon, un canapé. Abasourdis, les colocataires restent immobiles. Que vient-il de leur arriver ? Cette question-là ils se la posent tous deux, chacun dans leur tête.

- Je croyais que rien ne pouvait nous toucher là-bas, déclare seulement Clément.

- Et qu'on ne pouvait rien toucher non plus.

- C'est-à-dire ?

- Les pommes de pin, j'ai pu m'en servir...

Des coups interrompent Océane, des coups bruyants à la porte. Ils font sursauter les deux jeunes gens pas encore rassurés après leur aventure.

- J'y vais, décide Clément. Et cela arrange bien l'étudiante qui n'est pas sûre que ses jambes puissent encore la porter quelque part.

Elle a cru mourir. Qu'est-ce que cela pouvait bien être ? Cette chose à six bras qui a voulu les étouffer, les étrangler. Qu'ils aient pu s'en sortir est à peine croyable. Tout dans cette histoire l'est. Et cette lumière qui explose encore dans la poitrine de son ami ? Y a-t-il eu des conséquences ?

Un monstre à six bras... Elle se sent à deux doigts de faire une crise d'hystérie de ne plus contrôler ses nerfs. Il est hors de question qu'elle relise un jour une de ces lettres. Celle d'aujourd'hui est repliée à la hâte, bourrée dans son enveloppe, remisée dans la boite en bois.

- Océane !

Cette voix elle la reconnait, mais l'intonation est emplie d'inquiétude.

- Tu le connais, la questionne Clément.

- Oui, répond-elle tout en ne lâchant pas des yeux celui qui vient de faire son entrée dans le salon.

La jeune femme ne cache pas sa surprise.

- Qu'est-ce que tu fais là ?

Damori, une tempête stellaire dans l'iris, hésite à franchir les quelques pas qui les séparent.

- Je... il y avait plein d'éclats bleutés qui tournaient autour de la maison, c'était vraiment étrange... je passais par là...je suis content de voir que tu ailles bien, bafouille-t-il.

Elle répond par un sourire qui illumine la pièce d'une couleur dorée.

Clément se racle la gorge.

- C'est Damori, il va à la fac avec moi, lui explique-t-elle.

Un silence gêné s'installe. L'étudiant le rompt après une trentaine de longues secondes.

- Je suis rassuré, je vous laisse.

- Attends ! As-tu déjà entendu parler d'une créature immense à six bras, deux énormes cornes et des écailles par hasard ?

- Et qui vit dans l'eau ? complète-t-il.

- Oui ! Oui, c'est cela ! s'anime-t-elle.

- C'est une histoire pour effrayer les enfants, pour les dissuader de sortir la nuit !

- Dis-moi le nom de la bête, s'il te plait.

- C'est un Bukavac. Pourquoi ?

- Je voulais juste savoir, j'en ai entendu parler, ment-elle.

- Bon. Eh bien, si tu n'as pas d'autre question sur le Père Fouettard, je vous laisse.

Damori n'est pas dupe, il s'est passé quelque chose ici, mais il n'a pas vu quoi que ce soit autour ou dedans la maison et si une créature telle que celle-ci existe vraiment et vit à Port-Lumière, il est peu probable qu'il n'en ait jamais entendu parler.

- Je te raccompagne, convient-elle.

Clément, les bras croisés, se sentant de trop est pourtant resté dans la pièce. Il regarde les deux étudiants se diriger vers la porte.

- N'oublie pas la fête demain, glisse Damori avant qu'Océane ne referme derrière lui.